Rien ne saurait t'émouvoir
par Thierry Bouzard
Ce chant est une commande du nouveau chef de corps, le lieutenant-colonel Bigeard, quand il prend le commandement du 3e Régiment de parachutistes coloniaux. On le sait, Bigeard avait le sens de l'image, c'est-à-dire de la communication : casquette, uniformes retaillés, photographe, album des combats et chants. Il avait compris que si le chant est le reflet du moral du soldat, il est aussi son moyen d'expression. Intuitivement, il avait compris que si les armes permettent de vaincre l'ennemi militaire, il faut aussi gagner la bataille de l'opinion, il faut donc gagner les cœurs.
Bigeard fait donc appel au commandant Lamaze, qui formait déjà au chant à l'école de Cherchell. Il avait alors réalisé un carnet de chant pour les élèves-officiers. On lui doit La Sentinelle, Les Trois Dragons, Ô douce France, entre autres. Il avait mis au point une méthode de chant polyphonique qu'il présentera dans son recueil Chants et chansons de l'armée française (Chiron, 1961, 208 pages) et dont il montrera les qualités par des enregistrements. C'est la raison pour laquelle, Rien ne saurait t'émouvoir est chanté à plusieurs voix, ce qui est plutôt exceptionnel pour des enregistrements avec la troupe. Il faut se représenter que le régiment fait partie des unités parachutistes d'élite pendant la guerre d'Algérie. Quand il n'est pas en opération, il s'entraîne. Monter un chœur avec des soldats qui ne sont pas musiciens et donc apprennent à l'imitation, les faire répéter et obtenir le résultat de la qualité que l'on peut apprécier, impose une détermination tout à fait hors du commun dans l'armée française.
Le disque 45 tours a été enregistré en plein air sur le terrain de football d'Alger. Les paras sur la pochette sont de la CA du capitaine Chabanne. Le para dont l'on ne voit que le bras à droite est le lieutenant Schmitt, futur Chef d'État-Major de l'Armée de Terre (CEMAT). Il faut noter que dans cette période où un certain nombre de nouveaux sont créés sur les airs germanique, cet enregistrement ne propose que des compositions françaises.
Le Lt-Col Bigeard savait l'importance du chant. en même temps qu'Il fait composer un chant de tradition pour son régiment, il fait créer des chants compagnie. Ce sont les tout premiers. Il généralise aussi le défilé au pas cadencé en chantant. Introduit dans l'armée d'armistice par le Gal de Lattre, il est exploité par Bigeard en Algérie. Car le chef parachutiste avait très bien compris toute la puissance du chant. Le choix de la compagnie qui défile en chantant sur la pochette le confirme, c'est une photo similaire à celle du défilé dans les rues d'Alger. Chaque observateur, auditeur, est à même de percevoir que défiler dans les rues en chantant est une prise de pouvoir de l'espace, c'est montrer à tous que la ville est pacifée.
Malgré ses grandes qualités, cet enregistrement militaire est tombé injustement dans l'oubli. La partition du chant est publiée dans le recueil du Cdt Lamaze édité en 1961 et lui aussi oublié. Le 3e RPIMa ne gardera pas ce chant comme chant de tradition puisqu'il va lui préférer Être et durer. D'une part, le statut de chant de tradition n'a rien de règlementaire, d'autre part il faut y voir l'incidence des paroles de Lamaze. Inspiré par les mouvements de jeunesse, il ne semble pas avoir perçu le changement de thématique du répertoire militaire depuis les nouveaux chants apparus en Indochine, puis ceux de la guerre d'Algérie. Le modèle « des chevaliers et des preux » est un idéal moins adapté aux nouveaux impératifs de la guerre révolutionnaire. En poste à l'école d'application de l'artillerie, Lamaze avait justemment rédigé un mémoire sur La Chanson populaire arme psychologique (SHD 1S7), sans sembler en percevoir toutes les implications (cf. La chanson du combattant et le chant militaire, outil du soldat et enjeux idéologique). D'ailleurs le commandement n'exploitera malheureusement pas sa méthode de chant choral.
Incontestablement, le chant a contribué à forger la réputation des parachutistes. Si les victoires remportées par les régiments sur le terrain et dans les rues d'Alger résultent de leur capacité d'adaptation aux nouvelles méthodes de guerre révolutionnaire, les attaques contre le répertoire manifestent la lucidité d'un adversaire qui a parfaitement localisé l'outil psychologique.
1. Tes anciens ont souffert sur la piste
Comme des chevaliers et des preux,
Toi le vaillant parachutiste,
Toujours prêt à faire aussi bien qu’eux.
Refrain
Car il faudra para,
Car il faudra para,
En découdre par le poignard ou par la poudre,
Rien ne saurait t’émouvoir, para rude parachutiste,
C’est ta loi dans les dangers de la piste,
Rien ne saurait t’émouvoir.
2. Ton chemin sera toujours la piste,
Dans la nuit la chaleur ou le froid,
Où sans cri tombe un parachutiste,
Piste sans fin toujours devant toi.
3. Si tu dois finir sur la piste
Que ce soit en beauté comme ceux,
Qui sont morts en vrais parachutistes,
Comme des chevaliers et des preux.