Sidi-Brahim

par Thierry Bouzard, docteur en histoire

Chant de tradition des chasseurs, la Sidi-Brahim présente la particularité de remonter à l'époque de l'émergence des tout premiers chants de tradition de l'armée française, celle de La Galette et du Chant des chasseurs d'Afrique. C'est l'époque de la Monarchie de Juillet où le roi Louis-Philippe tente de réconcilier les Français avec leur histoire après plusieurs décennies tumultueuses. En effet, la Révolution avait voulu opérer une rupture avec le passé. Les plus anciens régiments d'infanterie avaient une histoire remontant aux bandes du XVIe siècle. Ces traditions glorieuses et séculaires sont effacées dans l'amalgame des régiments en demi-brigades. C'est une des raisons pour laquelle la plus ancienne bataille inscrite sur un drapeau régimentaire ne remonte pas au-delà de Valmy. Les historiens de Louis-Philippe vont tenter de renouer les filiations perdues. L'apparition des premiers chants de tradition, comme des refrains régimentaires avec la généralisation du clairon en 1831, participe de cette indispensable réinvention des traditions militaires.

En 1830, Charles X avait envoyé un corps expéditionnaire prendre Alger et mettre fin à des siècles de piraterie des barbaresques. La dernière expédition militaire qui allait agrandir le territoire national. L'infanterie est peu adaptée à ce thétre d'opérations, en 1840 sont créées dix compagnies de chasseurs à pied. Ces troupes légères sont équipées d’une carabine au canon rayé augmentant sa portée et sa précision. 16 mai 1843, prise de la smala d'Abd el-Kader par le Duc d'Aumale; 14 août 1844, le Maréchal Bugeaud remporte la bataille d'Isly. L'émir battu veut restaurer son prestige. 23 septembre 1845, 350 chasseurs du 8e bataillon et 60 cavaliers du 2e hussards imprudemment engagés par le colonel Montagnac sont pris à partie par 6000 cavaliers de l’émir Abd el-Kader. Ils se réfugient dans le marabout de Sidi-Brahim où ils résistent jusqu’au 26 septembre. Sous le commandement du caporal Lavayssière, les survivants font alors une sortie héroïque, 6 hommes seulement parviennent à rejoindre les lignes françaises. La combativité des chasseurs, leur cohésion, leur résistance à la faim, à la soif, à la chaleur témoignent d’un état d’esprit bientôt connu comme « l’esprit chasseur » et sert à valoriser les qualités de ces nouvelles unités. Sur un air célèbre, la chanson participe à cette promotion. La création de la chanson n’est pas la seule reconnaissance des qualités militaires des chasseurs, puisque le clairon Rolland du 8e chasseurs est décoré de la Légion d’honneur en 1846.

Le clairon Rolland est fait officier de la Légion d'honneur par le Gal de Castelnau en 1913

Dans le premier couplet, c’est l’intrépidité qui appelle la victoire et la gloire. Dans le deuxième, les qualités physiques des chasseurs (rapidité, souplesse, ardeur). Le troisième rappelle la dimension héroïque du combat exemplaire et la mention de l’aigle est un rappel des gloires de la Grande Armée auquel Bugeaud ne pouvait être insensible. Le quatrième fait du sacrifice consenti par les aînés un modèle à suivre en se tournant vers l’avenir. Quant au refrain, il exalte l’esprit de corps des chasseurs et leur intrépidité. Dorénavant au sein de l’armée française, ce n’est plus la Garde qui constitue naturellement un corps d’élite, ce sont les unités les plus valeureuses au combat qui utilisent le chant pour faire connaître leurs exploits et revendiquer la reconnaissance de leurs pairs comme de l’opinion publique. L'émir Abd el-Kader se rend en décembre 1847, permettant de passer à l'installation de colons. La popularité du chant a dû probablement profiter de la conclusion favorable des combats en Algérie. Le 5 janvier 1848, Victor Hugo écrivait :

« Abd el-Kader a rendu son sabre au général Lamoricière dans le même marabout de Sidi-Brahim où se fit, en septembre 1845, la boucherie de Djemâa-Ghazouet. Lugubre victoire qu’il est venu expier au même lieu, deux ans après, comme si la Providence l’y ramenait par la main ».

Le Colonel Guignard (archives du Duc de Guise, carton Correspondances, Bibliothèque du Musée de l'Armée) indique que « le chant date, tout au moins en partie, d'une époque très peu postérieure au fait d'armes qui illustra, en septembre 1845, le 8e bataillon d'Orléans et le 2e de hussards. Le général de Monard, nommé sous-lieutenant au 8e [bataillon] à Rennes en 1859, se souvenait que la Sidi-Brahim avait été chantée « avec recueillement » à la réception qui avait suivi son arrivée au corps, par un officier nommé Englinger, qui avait l'habitude de le faire à toutes les réceptions. Englinger avait fait partie du détachement dit « des Vengeurs », renfort envoyé au 8e au début de 1846. D'après le général de Monard, la tradition au 8e, était que le chant de la Sidi-Brahim datait des Vengeurs. » Dans la Revue d’infanterie (n° 545 de février 1938, page 465), il précise que le clairon Rolland, prisonnier pendant les combats de Sidi-Brahim, témoignait avoir entendu ce chant avant sa libération en 1847. Un autre ancien se souvenait qu’on la chantait en 1849, en Afrique, au 4e bataillon.

Chants et chansons de Pierre Dupont, tome 1,
Alexandre Houssiaux éditeur, Paris, 1855, p. 28

La tradition veut que les paroles aient été écrites par le lieutenant Alléhaut, sans que ce nom soit retrouvé dans les annuaires militaires entre 1840 et 1870. L’air est emprunté à une célèbre chanson de Pierre Dupont, Le Chant des ouvriers, composée en 1846. Pierre Dupont est un chansonnier lyonnais, il se fait connaître à Paris où il se lie avec des écrivains et des musiciens connus. En 1845, il écrit sa célèbre chanson Les Bœufs pour laquelle Charles Gounod compose une musique. Mais de poète bucolique, Pierre Dupont adopte des opinions républicaines, il avait écrit Le Chant des ouvriers en 1846 qui devient, en quelque sorte, la Marseillaise de 1848 : « Aimons-nous, et quand nous pouvons / Nous unir pour boire à la ronde / Que le canon se taise ou gronde / Buvons ! Buvons ! Buvons ! / A l’indépendance du monde ! » La tourmente de 1848 entraîna alors le poète sur la pente révolutionnaire car on le retrouve en 1849 sur la barricade du Faubourg Saint-Antoine. Il est condamné à sept ans de déportation puis amnistié. Mais il était célèbre et cela explique que malgré, ou peut-être à cause, de la connotation révolutionnaire du Chant des ouvriers, son air soit repris pour en faire une chanson de soldats. L’armée était utilisée pour le maintien de l’ordre et les chasseurs employés pour la répression des émeutes dans la capitale. C’est donc en pleine connaissance de cause que la mélodie est reprise. En 1845, les élèves officiers avaient déjà procédé de même pour leur chant de tradition. L’origine des airs de ces chants a été oubliée, mais elle était bien connue à l’époque de leur création et n’a pas posé de problèmes pour le commandement. On peut y voir une certaine provocation à l’encontre de la population et des émeutiers, comme aussi une adhésion aux idées libérales.

Le colonel Guignard remarque que « l'origine du pas redoublé de Sidi-Brahim est plus obscure que celle du chant. Il est bien certain que, bien avant 1870, les bataillons de chasseurs défilaient aux accents de la Sidi-Brahim, mais on ne sait par quel compositeur le chant a été arrangé en pas redoublé, ni à quelle date situer son apparition dans le répertoire des fanfares » (Revue d’infanterie, n° 545 de février 1938, page 465). Si les fanfares ne pouvaient pas le jouer sur la partition actuelle, elle était arrangée pour leurs instruments et leur formation d'époque, comme c'était l'usage. En effet, depuis le 1er février 1841, les bataillons de chasseurs sont tous dotés d'une fanfare composée de seize clairons d’harmonie ou de bugles à sept clefs. En attendant les inventaires des répertoires militaires, on ne dispose que de la partition éditée en 1889 chez Millereau par Porot, chef de la fanfare du 20e bataillon.

« Chasseurs, on va me décapiter si vous ne posez pas les armes. Et moi je viens vous dire de mourir jusqu'au dernier plutôt que de vous rendre. » Capitaine Dutertre à Sidi-Brahim

L'enregistrement a été réalisé par la promotion de l'ESM Général de Monsabert (Kiosque d'Orphée, 30 cm KO/840512, 1985).

Paroles
1. Francs chasseurs hardis compagnons,
Voici venir le jour de gloire.
Entendez l'appel du clairon,
Qui vous présage la victoire.
Volez intrépides chasseurs,
La France est là qui vous regarde,
Quand sonne l'heure du combat
Votre place est à l'avant-garde.

Refrain
En avant ! Braves bataillons,
Jaloux de votre indépendance,
Si l'ennemi vers nous s'avance
Marchons, marchons, marchons,
Serrons les rangs !
Mort aux ennemis de la France.

2. Quand votre pied rapide et sûr
Rase le sol, franchit l'abîme,
On croit voir à travers l'azur
L'aigle voler de cîme en cîme.
Vous roulez en noirs tourbillons,
Et parfois limiers invisibles,
Vous vous couchez dans les sillons
Pour vous relever plus terribles.

3. Aux champs où l'Oued Had suit son cours,
Sidi-Brahim a vu nos frères
Un contre cent lutter trois jours
Contre les hordes sanguinaires.
Ils sont tombés silencieux
Sous le choc comme une muraille.
Que leurs fantômes glorieux
Guident nos pas dans la bataille.

4. Héros au courage inspiré,
Vos pères conquirent le monde.
Et le monde régénéré
En garde la trace féconde.
Nobles aïeux reposez-vous,
Dormez dans vos couches austères,
La France peut compter sur nous,
Les fils seront dignes des pères.

Ajouté après la guerre de 70
5. Surprise un jour, frappée au cœur,
France tu tombas expirante,
Le talon brutal du vainqueur
Meurtrit ta poitrine sanglante.
O France, relève le front
Et lave le sang de ta face,
Nos pas bientôt réveilleront
Les morts de Lorraine et d’Alsace.

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