Le clairon dans les traditions militaires

Thierry Bouzard, docteur en histoire

Le clairon conçu par Courtois est adopté par l'armée en 1822 pour remplacer les cornets des tirailleurs avec les sonneries composée par le chef de musique Pierre Melchior. Il est généralisé à toute l'infanterie par l'ordonnance du 4 mars 1831, étape majeure de la céleustique militaire française. Dans l'infanterie, la transmission des ordres se fait au tambour depuis le XVe siècle. Mais l'évolution de l'armement, l'augmentation de la puissance de feu impose d'améliorer la mobilité des tirailleurs et donc de les doter d'un instrument plus maniable que le tambour. Adopté en 1804, le cornet équipait les compagnies de voltigeurs.

Ordonnance du 22 mai 1822

Cette évolution instrumentale imposée par celle de la tactique doit mener logiquement au remplacement du tambour. Sauf que son importance dans l'histoire et les traditions militaires et l'exploitation qu'en fait la propagande révolutionnaire puis républicaine vont bloquer ce changement. L'opération semblait pourtant bien engagée. A leur création, les bataillons de chasseurs à pied n’ont que des clairons pour transmettre leurs signaux. Les 21 et 22 septembre 1845 avec le combat de Sidi-Brahim, le clairon contribue à forger les traditions des chasseurs à pied. Evidemment, on est loin des guerres de la Révolution et de l’Empire, il n’empêche que l’intention est manifeste. Le clairon Guillaume Rolland du 8e bataillon de chasseurs à pied réussit à s’enfuir après sept mois de captivité, à son retour à Tlemcen, le général Cavaignac l'honore en lui faisant faire le tour du camp assis sur un affût de canon devant les troupes présentant les armes. Il est décoré de la Légion d’honneur dès 1846. Après ses sept années de service, le soldat regagne son village et sombre dans l’anonymat. Le Journal militaire officiel pas plus que la presse de l’époque ou les historiques des combats n’évoquent le clairon Rolland, il a été décoré et fêté par l’armée sur le moment, sans obtenir une reconnaissance nationale ni militaire, pas plus lui que son instrument. Le clairon n’est même pas mentionné dans les premiers récits.

Le Petit Parisien illustré, 4 juillet 1909

Le combat de Sidi-Brahim est fondateur, car c'est le premier à tenir ce rôle dans les traditions d’une arme. Les chasseurs à pied sont une arme jeune puisque leur création ne remonte qu’à 1840. Plus que les autres corps, ils veulent justifier leur place au sein des troupes d'élite. Ils sont donc les premiers à faire sortir leur fait d’arme en dehors de son cadre régimentaire. Les chasseurs à pied ont la particularité de ne pas être organisés en régiments, mais en bataillons, et dotés d’un seul drapeau, ainsi ils développent un esprit de corps commun à tous les bataillons. C’est aussi la raison pour laquelle ils ont des refrains spécifiques pour chaque bataillon dès leur création, les seuls dans l'armée française à être officialisés par le règlement en 1845. Avec la promotion de ce combat héroïque, les chasseurs à pied font office de précurseurs. Curieusement, le modèle de combat choisi est une défaite, quasiment une humiliation. Pourtant, il va faire école puisqu’ensuite la Légion, avec Camerone et les Troupes de marine, avec Bazeilles, retiennent aussi des conduites héroïques dans des combats perdus. Ces combats se veulent exemplaires pour la troupe car il est plus difficile de conserver le moral quand les circonstances sont contraires. Ce n’est plus le comportement d’un régiment qui est montré en exemple, ni l’héroïsme individuel du soldat, mais l’attitude d’une unité élémentaire, d’une compagnie, qui permet de fondre les héroïsmes de chacun de ses soldats dans un modèle collectif.
Preuve de l'entretien exemplaire de leurs traditions, les chasseurs sont les seuls dans l'armée française à encore enseigner et surtout connaître les refrains de leurs bataillons.

Refrains des bataillons, arrêté ministériel du 18 février 1854, Journal militaire officiel, 1er semestre, p. 185 et suivantes
Détail du vitrail de Charlemagne à la Cathédrale de Chartres.
Roland sonne du cor et fend le rocher
d'un coup de son épée Durendal.

Ce modèle héroïque est en adéquation avec l’histoire de France telle qu’elle est enseignée et fait référence au combat du preux Roland à Roncevaux. Les similitudes sont nombreuses avec l’exemple de Sidi-Brahim, y compris avec une homonymie. C’est la première œuvre écrite en vieux français, dans lequel le personnage principal est le neveu du célèbre Charlemagne. Commandant de l’arrière-garde de l’armée, il périt dans un combat héroïque après avoir alerté ses chefs du danger. Roland incarne les vertus chevaleresques françaises et il est donné en exemple durant tout le Moyen Âge. En 1066, le jongleur Taillefer récite la chanson juste avant la bataille d’Hastings pour encourager l’armée de Guillaume le Conquérant. Sa geste sert de modèle pendant les croisades et de nombreuses traductions sont diffusées dans toutes l’Europe rendant le personnage célèbre. Exécuté en 1225, le vitrail de Charlemagne dans le déambulatoire nord de la cathédrale de Chartres entretient cette histoire. Les poètes romantiques (Alfred de Vigny, Victor Hugo) réactualisent la légende. Dans les programmes de l’instruction obligatoire de la IIIe République, Roland, avec Du Guesclin et Bayard, deviennent des figures historiques familières des écoliers. Ainsi les échos des batteries de tambour, des sonneries de clairon et de trompette, sont présents dans le quotidien des élèves comme de l’ensemble de la population, participant à l’entretien d’une identité collective d’autant plus forte, qu’elle est partagée par tous. La céleustique militaire entendue par les batteries de tambour, les sonneries de clairon et de trompette fait résonner une histoire militaire collective au sein de la population et de sa jeunesse.

Le combat de Malakoff est aussi l’occasion de développer le mythe du clairon comme il y avait eu celui du tambour. Instrument d’ordonnance, le clairon a besoin de se créer une légende afin d’obtenir la crédibilité indispensable pour concurrencer et évincer son alter ego. Ce combat est immortalisé par le tableau d’Adolphe Yvon : la Prise de la tour de Malakoff par le général Mac-Mahon, le 8 septembre 1855. Le clairon est mis en évidence presque à l’égal du drapeau et ce détail du tableau met à l’honneur Alexandre Baudot, le clairon des zouaves, et la nouvelle place que l’instrument revendique dans l’armée. Le détail de l’action sera repris pour une couverture du Petit Journal en 1898, quand Baudot offre le clairon « historique » de Malakoff au Musée de l’armée, l’article précise qu’il va se trouver placé « non loin du chapeau de Napoléon » pour mieux conforter sa dimension de relique sacrée. Lors de ses funérailles, en 1911 à Paris, c’est Déroulède, l’auteur du Clairon, qui prononce son éloge funèbre. Comme pour le clairon de Sidi-Brahim, cette mise en scène est tardive et illustre la difficulté à installer l’instrument dans l’imaginaire militaire et populaire, car il faut évincer le tambour.

La prise de Malakoff, par Adolphe Yvon.

Contrairement aux régiments d’infanterie qui ont deux clairons par compagnie de voltigeurs, la Garde impériale n’a que des tambours en dotation chez ses voltigeurs, alors que les zouaves ont un tambour et un clairon et que les chasseurs n’ont que des clairons. En 1859, à la veille de la campagne d’Italie, le colonel du 12e RI adresse un rapport proposant de supprimer les tambours et de les remplacer par les clairons. En novembre 1861, le maréchal Regnault de St-Jean-d’Angely, commandant de la Garde impériale, transmet une proposition du général Camou, inspecteur général, demandant à ce qu’un emploi de clairon soit créé pour chaque compagnie de voltigeurs en plus des 2 tambours qui y existent. Le texte indique que les voltigeurs de la Garde sont « considérés et employés comme troupe essentiellement de bataille, de même que les grenadiers, et non comme troupe légère ou mixte, et c’est pour cela que, lors de la première organisation, on ne leur a donné que des tambours ». Si les arguments sont entendus par le ministère, celui-ci émet une réserve financière qu’impliquerait la dépense d’un troisième poste d’instrumentiste d’ordonnance alors que les autres unités n’en ont que deux. Le ministère ne donne pas suite. La décision impériale du 27 février 1867 remplace par un clairon un des deux tambours des compagnies d’infanterie. Le 15 mai, la décision est appliquée aux régiments de la Garde.

Armée d'Italie.

La campagne du Mexique voit s’illustrer le clairon Roblet des chasseurs à pied. Le siège et la prise de Puebla a constitué un épisode important de la campagne de par la position stratégique de la ville et de sa résistance aux troupes françaises qui furent obligées de s’y reprendre à deux fois (mai 1862 et mai 1863). Lors de la première tentative, le clairon Roblet du 1er bataillon de chasseurs se hisse sur un parapet pour sonner La charge alors que les soldats ne pouvaient s’y maintenir. Il y gagne la Légion d’honneur. L’épisode est repris dans les journaux de l’époque sans gagner la postérité.

« […] le feu de l'ennemi était si violent que tous ceux qui se hissèrent sur les parapets retombèrent au fond des fossés, criblés de blessures ; un seul, le clairon Roblet, des chasseurs, s'y maintint pendant quelques instants ; il sonnait la charge à pleins poumons! Avant de redescendre, il agita son képi en faisant à la garnison ennemie un geste d'énergique défi, qui souleva un cri de colère » Louis Noir, Campagne du Mexique, Puebla, Lib. Achille Faure, 1867, p. 101

Prise de Puebla, image Epinal.

En mars 1869, une note ministérielle établit qu’à côté des trois caporaux-tambours de chaque régiment d’infanterie, il y aura aussi un caporal-clairon. Le 13 août, une décision ministérielle prescrit aux régiments de cavalerie de se doter de deux clairons d’ordonnance afin « d’exercer sur ces instruments quelques trompettes aux sonneries règlementaires dans l’infanterie ». Le clairon continue de gagner du terrain. Dans ses Chants du soldat, Paul Déroulède publie les paroles d’une chanson sur Le Clairon qui est interprétée par Amiati dès 1873. Après la défaite et dans l’esprit de revanche qui s’impose après la défaite de 1870, cette chanson sur le clairon, et non pas sur le tambour, va beaucoup contribuer à populariser l’instrument. Appréciée, on la trouve jusque dans les recueils de chants précédant la déclaration de la guerre de 1914. « L'air est pur la route est large,/ Le clairon sonne la charge,/ Les zouaves vont chantant./ Et là-haut sur la colline,/ Dans la forêt qui domine,/ On les guette, on les attend. » Déroulède choisit un zouave pour illustrer l'ardeur combattante française. Il a lui-même combattu dans les rangs du 3e Zouaves pendant la guerre de 1870, ce qui explique le choix de l'arme.

Partition Le Clairon de Déroulède, musique d'Emile André.

L'armée de la IIIe République a besoin de se créer des traditions. Parallèlement à l'instrumentalisation du tambour, elle va s'intéresser au clairon. A partir des années 1890 et le transfert des corps des soldats tombés dans le combat de Sidi-Brahim dans un mausolée et la construction d’un monument commémoratif à Oran, le clairon Rolland commence à être évoqué spécifiquement. Mais c’est seulement en 1913 que le général de Castelnau, sous-chef d’état-major de l’armée, accompagné du drapeau des chasseurs, vient décorer Rolland de la croix d’officier dans son village de Lacalm, il avait alors 92 ans. Le récipiendaire embrasse le drapeau lors de cette cérémonie, un geste symbolique qui fait référence à celui de l’Empereur lors des adieux de Fontainebleau le 20 avril 1814. L’Illustration publie son portrait la même année.
Le clairon des chasseurs se forge ainsi une légende. On apprend qu’en septembre 1845, blessé, il est fait prisonnier et conduit auprès d’Abd el-Kader qui suit les assauts contre les derniers défenseurs. L’émir le fait approcher et lui demande :

« Les Français sont fous de résister plus longtemps. Il faut qu’ils se rendent ! Connais-tu une sonnerie pour mettre fin au combat ?
– Oui, la retraite.
– Eh bien ! Sonne la retraite aux Français ! »
Alors je me lève péniblement, car mes blessures sont douloureuses ; je porte le clairon à mes lèvres, rassemble tout ce que je sens en moi de forces et, les yeux fixés sur l’émir qui va sans doute me faire payer de la vie cette audace, mais le cœur gonflé d’une ivresse secrète, je sonne… la charge éperdument !
– Quand j’ai fini, Abd el-Kader attend l’effet promis de la sonnerie. Mais bernique ! Pas ombre d’effet… Comme l’émir s’étonne :
– Bah ! Vous savez, lui dis-je, les Français sont têtus ! Il n’y a rien à faire. Ils se battront jusqu’au dernier ! »Lecture pour tous, 1er août 1913.

Partition Clairon Rolland, L'Illustration, 1913.

Il est pour le moins étonnant que l’émir se soit laissé abuser. Outre le fait que le règlement recommandait d’utiliser le moins possible les signaux en présence de l’ennemi pour éviter qu’il ne comprenne l’intention de manœuvre, ce qui sous-entendait qu’il les connaissait, Abd el-Kader avait dans ses rangs des déserteurs légionnaires et autres qui n’auraient pas manqué de lui signaler la supercherie. Quasiment soixante-dix ans après les faits, la plupart des protagonistes ayant disparu et en l’absence de relation contemporaine précise de ces détails, le témoignage est d’autant plus crédible qu’il n’est plus contestable. Il convient parfaitement car il permet de mettre en scène le clairon.
L’affaire en elle-même n’est pas très glorieuse pour l’armée française. Un colonel s’est laissé entrainer dans un piège tendu par l’ennemi et perd 4/5e de ses effectifs, les autres étant faits prisonniers. Lui-même meurt dans l’action, ce qui lui évite d’avoir à rendre des comptes. L’attitude exemplaire des chasseurs à pied, leur résistance au-delà des limites ordinaires, va être utilisée comme modèle. Mais le récit des combats de Sidi-Brahim évolue dans le temps. Si le clairon Rolland est honoré à sa libération, le rôle de l’instrument avec l’épisode de la sonnerie de La charge au lieu de La retraite n’existe pas dans les premiers récits. Il n’intervient que tardivement. L’année suivant le déplacement du sous-chef d’état-major de l’armée est éditée la version des combats présentée par Rolland. Héros de Malakoff, le clairon Alexandre Baudot avait continué une carrière militaire. Décoré de la Médaille militaire en 1858, son intervention lors des combats ne permettait pas de lui décerner la Légion d'honneur. Mais la presse rappelait le fait d'arme et les cartes postales diffusaient son portrait (Le Petit Journal, 1898 ; Le Petit Parisien, 1898 et 1911).

Portrait du clairon Baudot.

Le tambour conduit les soldats à l'entrée de la guerre de 1914, mais dans les premières semaines, il est déjà déclassé par le clairon, moins inadapté aux nouvelles techniques de combat. La fin des combats est annoncée par la sonnerie règlementaire du Cessez-le-feu. Elle est sonnée par le clairon Sellier du 171e RI le 7 novembre 1918 à 20h20, et non le 11 novembre, lors de l'arrivée de la voiture des plénipotentiaires allemands venus négocier les conditions d'armistice. Le 11 novembre, elle est sonnée par les clairons de toutes les unités sur le front. Sollicité par l'American Legion, il refuse à deux reprises une tournée des Etats-Unis et dépose son instrument au Musée de l'armée.

Carte postale du clairon Sellier.

Si le tambour d'ordonnance disparait dès août 1914, pour autant ce n'est pas l'avènement du clairon. Certes, il est conservé pour la transmission des ordres tout en étant irrémédiablement condamné par les nouvelles technologies que sont le téléphone et la radio. Ainsi, on retrouve encore le clairon en Indochine et sporadiquement pendant la guerre d'Algérie. Ensuite, il n'est plus utilisé que dans le cérémonial, sauf qu'il n'est plus servi par des instrumentistes d'ordonnance, mais des musiciens d'harmonie, peu au fait des subtilités de la céleustique et de la rigueur des cérémonials civil et militaire.
La dernière sonnerie entrée dans le cérémonial officiel est la sonnerie Aux morts composée en 1932 par Pierre Dupont, chef de musique de la Garde Républicaine, pour le ravivage de la flamme à l'Arc de triomphe. Curieusement, ce n'est pas la seule à subsister dans la mémoire populaire, puisque l'on peut encore souvent entendre dans les manifestations d'oganisations ne manifestant pas de sympathies particulières pour l'armée, la sonnerie du Rappel de pied ferme, utilisée pour scander des slogans sous la forme : « Machin si tu continues … ». Elle illustre la permanence des repères sonores dans la mémoire collective.

Partition de la sonnerie Aux morts de Pierre Dupont.

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