Les chants interdits dans l’armée française

par Thierry Bouzard

Interdit, autorisé, il est difficile pour un cadre au contact de la troupe de savoir ce qu’il peut réglementairement faire chanter à ses hommes (et femmes). Nous faisons le point sur cette question avec documents officiels à l’appui.

Tout d’abord, dans l’armée française, le chant a toujours été une tradition orale. Ce qui veut dire que ce domaine reste délicat à réglementer comme nous allons le voir. Un répertoire de tradition orale vivant existe dans la mémoire de ceux qui le pratiquent. Pour faire entrer un chant dans les mémoires des soldats, il faut d’abord leur apprendre. Outre qu’il faut un certain temps, il en a fallu beaucoup plus pour qu’une partie de la communauté militaire l’intègre à son répertoire ou ses répertoires si l’on considère les répertoires spécifiques aux différentes armes.
A titre d’exemple récent, le chant Ceux du Liban composé en 1984 est enregistré pour la première fois en 1990 et ensuite seulement en 1997. Il n’est publié pour la première fois dans un recueil qu’en 1998. L’armée étant une collectivité complexe s’appuyant sur des traditions aussi diverses que solides, on comprend qu’il faille du temps pour agir sur sa mémoire. Le commandement est obligé de tenir compte de cette situation. Les traditions sont une force, mais elles ont leur contrepartie. Ainsi en est-il du chant.

Historique

« Ils défendent la France, ils peuvent bien chanter ce qu’ils veulent. »

Les recueils publiés depuis la professionnalisation (Chants de la 3e brigade mécanisée, gal Richouffz de Manin; Carnet de chants de la 27e brigade d’infanterie de montagne, gal Klein; Carnet de chants des parachutistes, cnl Legrand, 2007; Chants et traditions des troupes de marine, 2006) et la plupart des recueils régimentaires actuels, se contentent de proposer des chants sans fixer de limites restrictives au répertoire. Le chant militaire ne semble plus actuellement un sujet sensible

Pour une approche de l’histoire du chant militaire français, il est indispensable de consulter mon ouvrage du même nom publié en 2005 aux éditions Grancher. Nous donnons à la page suivante les principales notes de service rédigées par les chefs d’état-major de l’armée de terre sur le chant militaire.

Nous donnons ici les notes de service des CMMAT concernant l’usage du chant dans l’armée française, ainsi que la présentation des recueils de chants officiels publiés par l’armée. Des directives du général Le Pulloc’h ont été diffusées en 1962, mais nous n’avons pas pu nous en procurer de copie.

Note du général Delaunay

Cette note est datée du 17 juin 1982 et signée du général Delaunay, alors chef d’état-major de l’armée de terre. Il démissionnera en 1983 pour protester contre la réduction des crédits militaires. Il est manifeste que la publication de cette note vient en réactions aux choix des chants interprétés dans les prises d’armes où sont présents des représentants du nouveau gouvernement socialo-communiste, récemment élu pour la première fois sous la Ve République (10 mai 1981). Si l’armée est la “Grande Muette”, le chant reste un moyen de donner son opinion, surtout quand elle n’est pas sollicitée. Un commandant de compagnie est donc sanctionné pour avoir fait interpréter par son unité le chant des Lansquenets devant un membre du gouvernement. La note est restrictive car elle précise que « seuls les chants du TTA 107 et de la liste complémentaire pourront être chantés dans l’armée de terre ».

La liste des chants complémentaire est la suivante :
La route vers l’inconnu, Les trois dragons, Les houzards de la garde, Le mousquetaire, M’sieur d’Turenne, Les cosaques, Viva la cavalerie, Les régiments d’Afrique, Les cuirassiers, Eugénie, L’edelweiss, Les dragons de Noailles, Loin de chez nous.

Au total seuls 58 chants sont dorénavant autorisés ! Inutile de préciser qu’une telle directive était difficile (et même impossible) à appliquer. La note fait référence au TTA 107, le recueil de chants officiel de l’armée française. C’est la première fois qu’un tel recueil officiel est publié. Auparavant, l’édition de recueil et carnet de chants était laissée à l’initiative des unités (régiments, armées…) ou des éditeurs civils. Ce caractère officiel dénote une volonté d’encadrer le répertoire. Bien que le commandement se soit appuyé sur le conservatoire militaire de musique pour l’édition de 1980, la sélection des chants est loin de correspondre à la réalité du répertoire effectivement chanté dans les unités comme on pourra le constater à la lecteur de la liste des chants publiés.

Liste des 45 chants publiés dans l’édition de 1980 du TTA 107 :
Marseillaise (la), Chant du départ, Chant des girondins, Partisans (les), Galette (la), Hymne de l’infanterie de marine, Boudin (le), Sidi Brahim, Marche des zouaves (la), Marche des tirailleurs, Marche du 1er commando de France, Rien ne saurait t’émouvoir, O Saint Georges, Marche de la 2e DB, Colonne (la), Madelon (la), En avant parcourant le monde, Gai luron des Flandres (un), Adieu ma charmante blonde, Compagnons (les), Marche des jeunes, Chantons pour passer le temps, Danaé (la), Sur les bords de la Loire, Etre et durer, Passant par Paris, Alleluia, Oh la fille, Héritage (l’), Piémontaise (la), Douce France, Mer (la), Mes jeunes années, Hardi les gars, Saint-Hubert (la), Derrière chez nous, A la claire fontaine, Se canto, Vieux chalet (le), Cor (le), Chant des marais, Un jour tu verras, Moulins de mon cœur (les), Allons ouïr sur nos têtes, Allons bergers, allons tous.

Près de 18 % de ces chants se chantent sur un air d’origine allemande. Cette note ne semble pas atteindre les unités professionnelles. Le carnet de chants de lieutenants du 2e REP édité à la même période (vers 1980) publie les chants interdits et un certain nombre d’autres chants germaniques. Par contre le recueil du 9e RCP publié en 1984 est amputé des pages où figurent Les Lansquenets et Les Oies sauvages. Chants qui sont réintroduits dans l’édition des années 2000.



Note du général Schmitt

La note est datée du 15 juin 1987 et signée du général Schmitt, chef d’état-major des armées de 1987 à 1991. Elle est beaucoup plus détaillée que la précédente.

Contexte :
Le premier paragraphe fait allusion à des événements sans préciser lesquels. En fait, la diffusion de cette note est une réponse à l’émission de Michel Polac “Droit de réponse” où le journaliste, agissant en véritable commissaire politique, s’en était pris au chant militaire en montrant à la caméra le recueil de chants politiques Chants d’Europe, comme circulant d’après lui dans les casernes, sous-entendant avec l’accord du commandement. Des mesures sont prises immédiatement et la chasse au carnet de chants maudit est ouverte dans les chambrées. Le lycée militaire d’Aix-en-Provence en fait les frais, des élèves sont renvoyés et des enseignants sanctionnés. Il est même question de passer les lycées militaires de la tutelle du ministère de la Défense à celle de l’Education nationale. Dans le même temps, le commandement élabore cette note détaillée sur l’usage du chant. La directive du général Delaunay donnait une liste des chants autorisés, celle du général Schmitt est moins restrictive en fournissant simplement une liste des chants interdits. Ils figurent sous deux rubriques principales : Les chants liés au souvenir de l’occupation allemande et ceux d’origine étrangère aux traditions républicaines.
Cité en tête de liste Lily Marlène qui ne figure dans les recueils militaires qu’à partir des années 2000, sauf dans la Légion. De par son statut professionnel et son recrutement, la Légion a toujours bénéficié d’une grande latitude en matière de répertoire chanté.
Vient ensuite Les Lansquenets qui n’apparaît qu’en 1964 dans le répertoire militaire. Puis Les Oies sauvages, introduit à la même époque (1965). L’historique de ces chants est présenté ci-dessous. Parmi les autres chants interdits figurent Les Bleus sont là et La Marseillaise des blancs, chants remontant aux guerres révolutionnaires; Le Chant du diable un chant légionnaire, Le Mercenaire un chant qui a été introduit dans les écoles d’officiers au début des années 80 sans jamais être enregistré ni publié et qui est connu maintenant sous le nom de Volontaire ; et deux chants d’origine allemande chantés dans la légion Kameraden wir haben der Welt gesehen et Ich hatt einen Kameraden. Nous aurons l’occasion de revenir ultérieurement sur les chants d’origine étrangère, notamment allemande, dans le répertoire militaire français.

Le commandement a publié une note, aux cadres de l’interpréter. Pour faire simple et intelligible; le critère de sélection retenu pour les chants est leur « origine allemande ». Ne disposant pas de document de référence ni d’étude musicologique, c’est bien souvent l’arbitraire qui règne. D’autant plus que dans le dernier recueil officiel (1985), 16 chants ont un air d’origine allemande. La référence est la nouvelle édition de 1985 du TTA 107. Approuvé sous le n° 4159 DEF/EMAT/INS/FG/66 du 5 septembre 1985 (annule et remplace l’édition 1980)

Liste des chants publiés dans l’édition de 1985 (sans les partitions) : Marseillaise (la); Chant du départ; Chant des girondins; Partisans (les); Galette (la); Hymne de l’infanterie de marine; Hymne à Saint-Michel; Jeunes chefs; Madelon (la); Marche de la 2e DB; Boudin (le); Marche des tirailleurs; Marche des zouaves (la); Prière (la); Artilleur de Metz (l’) II; Colonne (la); Sambre et Meuse; Africains (les); Marche du 1er commando de France; Sidi Brahim; Chant du 8e RPIMa; Alleluia; Au terrain; Hussards de Bercheny (les); Dans la brume la rocaille; Debout les paras; En avant parcourant le monde; Eugénie; Fier soldat; Je suis revenu; chanson du fantassin; Chanson du marsouin; Oh la fille; Piémontaise (la); Protestation (la); Marche du bataillon de choc (la); Chant de la compagnie portée; Chant des marais; Chant d’Esterhazy; Edelweiss (l’); Marche du 1er commando de France; Cosaques (les); Cuirassiers (les); Dragons de Noailles (les); Grèves (les); Mousquetaire para (le); Trois dragons (les) (Lamaze); Régiments d’Afrique (les); Loin de chez nous; Contre les viets; Marchons sans trêve ni relâche; Sarie Mares; M’sieur de Turenne; O Saint Georges; Régiment de rapaces; Rien ne saurait t’émouvoir; Etre et durer; Souvenir qui passe; Sur la route; Gardons courage; Gai luron des Flandres (un); A la claire fontaine; Au trente-et-un du mois d’août; Chevaliers de la table ronde; Choral des adieux; Debout les gars; Fanchon; Frédéri; Sentinelle (la); Cor (le); Forban (le); Gars Pierre (le) La Marie; Allobroges (les); Compagnons (les); Housards de la garde (les); Santiano; Sur la route de Dijon; Hardi les gars; Adieu ma charmante blonde; Passant par Paris; Héritage (l’); Saint-Hubert (la); Derrière chez nous; Vieux chalet (le).

Le site officiel du ministère de la Défense présente de manière succincte le répertoire et fournit la liste des chants publiés dans l’édition de 1985 du TTA 107.

Le chant militaire français relève de la tradition orale. Le commandement n’intervient dans sa pratique que sur injonction de l’autorité politique, sans effets sensibles à long terme. Les dernières directives remontent au début des années 80 et à l’arrivée de la gauche au pouvoir. La professionnalisation et probablement aussi l’alternance politique ont rendu au répertoire sa liberté d’évolution.



A titre complémentaire, nous présentons les deux principaux chants visés par les notes de service citées.

Les Lansquenets

Le plus ancien enregistrement français de ce chant a été réalisé en 1964 par la promotion de l'ESM "Serment de 14". L’air est emprunté à un chant populaire très connu en Suède Vigå över daggstànkka berg, mais c’est par l’intermédiaire du répertoire germanique que son air a été adopté en français. En effet, il a été traduit in extenso du suédois en allemand sous le titre Im Frütau zu Berg. Les paroles françaises sont probablement une création belge car elles ne doivent rien à l’original suédois ni à la version germanique. En effet, il existe une version chantée par les volontaires belges de la légion Wallonie sur le front de l’Est, intitulée Tambours des lansquenets. Depuis la professionnalisation de l’armée, ce chant est réapparu dans les recueils militaires susciter de réaction particulière. Par contre, il n’a pas été enregistré dans le cadre militaire depuis les années 80.

1. Ce monde vétuste et sans joie, faïlala,
Croulera demain devant notre foi, faïlala,
Et nos marches guerrières, feront frémir la terre,
Au rythme des hauts tambours des lansquenets.

2. Que nous font insultes et horions, faïlala,
Un jour viendra où les traitres paieront, faïlala,
Qu’ils freinent donc s’ils l’osent, notre ascension grandiose,
Que rythment les hauts tambours de lansquenets.

3. Nous luttons pour notre idéal, faïlala,
Pour un ordre nouveau et impérial, faïlala,
Et à l’heure dernière, nous quitterons la terre,
Au rythme des hauts tambours des lansquenets.





Les Oies sauvages

L’introduction de ce chant dans le répertoire militaire est postérieur à la guerre d’Algérie. En effet, son premier enregistrement est réalisé par la promotion Zirnheld de l’EMIA en 1965. Il s’agit d’un chant écrit pour les Vandervogel, ces mouvements de jeunesse allemands d’avant la guerre de 14. L’auteur des paroles, Walter Flex, est tué sur le front oriental en 1917. L’air le plus connu a été composé par Robert Götz. A cause de l’image de l’oie, ce chant est particulièrement apprécié des parachutistes.

1. Les oies sauvages vers le Nord,
Leur cri dans la nuit monte,
Gare au voyage car la mort,
Nous guette par le monde. (bis)

2. Au bout de la nuit qui descend,
Voyage grise escadre,
L’orage gronde et l’on entend,
La rumeur des batailles. (bis)

3. En avant vole grise armée,
Et cingle aux terres lointaines,
Tu reviendras mais nous qui sait,
Où le destin nous mène. (bis)

4. Comme toi toujours nous allons,
Grise armée dans la guerre,
Murmure nous
Si nous tombons,
La dernière prière. (bis)





Enregistrements militaires :

Chants de l’EMIA Zirnheld, 1965; EMIA 70 Plateau des glières, 1970; Promotion Cazaux EMIA, 1975; Les chœurs de l’ENSOA, 1978; Maréchal Davout ESM, 1979; 1479 1er régiment d’infanterie, vers 1979; Chants et marches de l’infanterie 4 siècles d’histoire, 1979; Promotion Capitaine Beaumont ESM, 1979; Bivouac et tradition (3e RIMa, 1980; Chants tambours et clairons à l’école d’infanterie, Corélia, 1985; Chants de tradition des unités choc et commando, 1993; Commandant Morin ESM, 1997; 173e promotion ENSOA SC Pasquier, 1999; Campagne d’Italie EMIA, 2001; Capitaine Serre Prytanée national militaire, 2002; Chants des parachutistes 1938 – 2003, France productions, 2003; Chants des appelés 1965 1998, France productions, 2004; Chants parachutistes 4/1er Rhp, 2007.