« Aucune partie de la tactique n’a été plus négligée par les écrivains que l’art des batteries. » Général Bardin, Dictionnaire de l’armée de terre et recherches historiques sur l’art et les usages militaires des anciens et modernes. 1842
L’introduction de tambours dans l’armée royale remonte à 1481, quand Louis XI fait appel à des instructeurs suisses pour former ses fantassins. Leur rôle est institutionnalisé par François Ier quand il réorganise l’armée en 1534 après le désastre de Pavie. Soldés comme les fantassins, les tambours ne sont pas chargés de jouer de la musique, mais de transmettre les ordres et de rythmer les déplacements. Le répertoire des signaux qu’ils utilisent est souvent confondu avec la musique militaire, c’est la raison pour laquelle le général Bardin préconisait l’emploi du terme de céleustique pour le définir[1]. Les armées sont des regroupements d’individus qui doivent rester constamment sous le contrôle du commandement au risque de les voir se transformer en masses indisciplinées, afin de pouvoir maintenir ce contrôle, les militaires ont élaboré des moyens de communication. Un système de signaux conventionnels s’est ainsi développé en s’adaptant aux nécessités du service sans avoir jamais été codifié. Les soldats l’appelaient la musique de haut bruit.
L’Orchésographie, le premier traité de danse publié en 1589[2], donne plusieurs partitions de batteries en usage dans les armées. Il s’agit des premiers exemples notés des signaux militaires pour le tambour d’ordonnance français. Dans son Harmonie universelle publiée en 1636, le Père Mersenne donne quelques partitions des batteries de l’ordonnance (batteries à bâtons ronds, mêlés, rompus, L’Entrée, la Marche simple, double, La Messe, La double Marche, L’Assemblée, La Diane, Chamade, L’Alarme). Plus tard en 1705, Philidor, bibliothécaire du roi, collecte dans un manuscrit[3] les musiques de son époque, il s’agit de la première collecte de musiques militaires. On retrouve dans le recueil de Philidor les partitions de céleustique des batteries de tambour avec accompagnement pour fifre et hautbois. Encore une fois, il ne s’agit pas d’un document officiel, mais de l’œuvre d’un musicien.
Le manuscrit de Philidor montre que certains régiments disposent de leurs propres batteries d’ordonnance. Ainsi La générale, comme L’assemblée et d’autres batteries, se battaient différemment suivant les régiments. Le terme de marche employé par Philidor doit donc se comprendre dans son sens ancien comme étant le répertoire des batteries en usage dans certaines unités. Ainsi, il existait une Marche “françoise”, pour les régiments français ; une Marche suisse et une Marche allemande, mais aussi une Marche laurenne, holandoise, liégeoise, voualonne, escossoise, une marche pour les mousquetaires, les dragons, les canoniers de la Rochelle… générant des conflits de préséance et des confusions lorsque plusieurs régiments se retrouvaient dans une même place. Ces conflits obligent le roi à intervenir par des ordonnances, celle du 17 septembre 1663, puis celle du 25 juillet 1665. En 1683, l’exécution des batteries ne satisfait pas le roi qui intervient personnellement en faisant envoyer le tambour-major des gardes françaises afin d’instruire avec l’ordonnance les tambours des régiments concernés.
La nécessité de remédier à la formation des musiciens d’ordonnance s’était manifestée par la création d’une école des trompettes à l’Hôtel royal des Invalides avec l’ordonnance du 1er juin 1731. L’infanterie était dans une situation similaire car en 1743 à peine entré en fonction, le nouveau tambour-major des gardes françaises Jacques Bouroux[4] est envoyé en tournée d’inspection des tambours dans les garnisons de Lille, Thionville, Dunkerque, Compiègne et Saint-Malo.
Les règlements de manœuvre font constamment référence aux signaux d’ordonnance pour indiquer à quel mouvement ou disposition ils correspondent, mais en quatre siècles quelques documents officiels en fournissent les partitions pour l’infanterie : les plus importantes sont les ordonnances du 14 mai 1754, du 3 mars 1831 et le règlement du 18 juin 1884. La première ne publie que douze mélodies, les deux autres à peine plus d’une vingtaine.
Les batteries mentionnées dans les ordonnances sont bien loin de couvrir tous les besoins du service, au quartier comme en campagne. Elles sont donc complétées par des roulements et des coups de baguettes et leur signification varie suivant les circonstances de leur emploi. Par exemple, le signal de La marche n’est pas le même suivant qu’il est destiné à un peloton, une compagnie, un bataillon ou tout le régiment et il diffère suivant le régiment auquel il s’adresse.
On sait que toutes les batteries d’identification des régiments ont disparu. Apparues vers 1680 au début de la normalisation des batteries de l’ordonnance et de la suppression des différentes manières de la battre[5], elles servaient à distinguer les régiments. Elles sont appelées marches de nuit[6] sous l’Empire car elles permettaient aux retardataires de rejoindre leur campement après une longue étape. Ces signaux deviennent les refrains régimentaires pour le clairon et la trompette sans être plus règlementés.
Comme les batteries d’identification, la sémantique des batteries a été perdue, oubliée depuis des siècles. Elle était pourtant indispensable au fonctionnement de l’armée et faisait l’objet d’un enseignement soigné. Le général Bardin semble avoir été le seul à manifester un intérêt à la céleustique et à cette ordonnance de 1754, sans entrer dans le détail de leur utilisation.
Alors qu’auparavant, les chefs de guerre édictaient leur propre règlement de manœuvre pour une campagne, à partir du début du XVIIIe, le secrétaire d’Etat à la Guerre va promulguer des textes servant de référence pour l’exercice des troupes (ordonnance du 2 mars 1703, du 1er mars 1746, ordonnances du 7 mai 1750 et du 29 juin 1753). Mais la nécessité d’une refonte complète s’imposait, ce sera l’ordonnance du 14 mai 1754 sur l’exercice de l’infanterie puis celle de 1755, remplacée ensuite par l’ordonnance de 1764 adoptant le système prussien. Ce sont donc ces deux ordonnances de 1754 et 1755 qui sont complétées par la promulgation de l’Instruction pour les tambours du 14 mai 1754, première ordonnance musicale. Elles sont toutes deux rédigées sous l’administration du comte d’Argenson, secrétaire d’Etat à la Guerre de 1743 à 1757 dont le rôle a été comparé à celui de Louvois.
Les progrès de l’armement à la fin du XVIIe siècle avec l’adoption de la baïonnette avaient conduit à progressivement abandonner les piques obligeant à revoir complètement l’ordonnancement des troupes, les espacements entre les unités et la profondeur des rangs. Des progrès sont accomplis dans la conversion de la colonne à la ligne entre 1715 et 1754, mais ces mouvements restent insatisfaisants jusqu’à l’adoption du pas cadencé. Les théoriciens en débattent dans des ouvrages qui sont publiés tout au long du XVIIIe siècle, parmi les plus connus le chevalier de Folard, le marquis de Puységur, le baron de Mesnil-Durand, M. de Sparre ou le chevalier de Rostaing. Henri-François comte de Bombelles (1680-1760) est l’auteur en 1754, du Traité des évolutions militaires[7], lieutenant général des armées du roi, gouverneur remarqué de la place forte de Bitche, il est le principal inspirateur avec Puységur de ces réformes. Il s’agissait :
« de donner des principes solides, des procédés pratiques pour assurer la cohésion des rangs, le maintien des distances et des directions, l’alignement des grandes unités, ainsi que pour régler la bonne exécution des mouvements élémentaires en lesquels se réduisent toutes les évolutions »La tactique et la discipline dans les armées de la Révolution, correspondance du général Schauenbourg du 4 avril au 2 août 1793, publié par J. Colin, Librairie militaire Chapelot, 1902, p. 9..
A partir de mai 1749 et jusqu’en mai 1751, des expérimentations sont régulièrement conduites dans la plaine des Sablons[8], des conseils d’inspecteurs généraux en tirent les enseignements durant l’hiver qui suit. Puis le comte d’Argenson fait tenir des camps d’automne avec neuf camps en 1753, quatre en 1754, trois en 1755 et dix en 1756. Ils permettent d’expérimenter les ordonnances sur l’exercice de l’infanterie et de les perfectionner. Parallèlement dès 1749, un détachement modèle des gardes françaises aux ordres de l’aide-major Joseph-Henri de Bombelles[9] (fils du comte Henri-François de Bombelles) et du sous aide-major de Brosse[10], expérimente les concepts de son père lieutenant-général des armées.
En 1754, pendant quatre mois des détachements sont entraînés aux Invalides. Bombelles est chargé d’arranger les diverses batteries de l’ordonnance, de détailler les principes du tambour et d’imaginer la façon d’écrire ces différentes batteries, car jusqu’à présent, il n’existe pas de méthode de tambour ni de partition de référence. Exclusivement militaire, l’apprentissage de l’instrument se fait dans les régiments à l’imitation. La rédaction de l’Instruction aux tambours est le résultat de cette expérimentation. Elle fournit douze batteries : La générale, L’assemblée, L’appel, Le drapeau, La marche, La charge, La retraite, La prière, La fascine ou Breloque, Le ban, L’ordre et L’enterrement. Les autres roulements et coups de baguette en service qui les complètent ne sont pas détaillés.
Le tambour-major est expressément chargé de la mise en œuvre de la nouvelle règlementation. Depuis l’ordonnance du 4 novembre 1654, ce titre est accordé au chef des tambours du régiment. L’usage jusqu’alors était de charger le tambour de la première compagnie, la compagnie d’élite, de former les nouveaux tambours. Le bâton qu’il utilisait pour corriger ses élèves est à l’origine de sa canne de commandement qui va prendre cette dénomination vers le milieu du XVIIIe siècle, ce signe de son autorité lui est reconnu à l’époque de la promulgation de l’ordonnance de 1754. Dans son Traité des évolutions militaires[11], Bombelles décrit des signaux de canne à exécuter par le tambour-major pour faire battre les batteries correspondant aux différents pas, signaux qui sont détaillés dans l’Instruction sur l’exercice de l’infanterie du 14 mai 1754. Depuis le XVIIe siècle, le tambour-major est logé près du sergent-major. Par l’ordonnance du 17 mars 1788, le tambour-major est reconnu sergent-major. Il avait été auparavant caporal puis sergent. Il avait le droit de faire porter sa caisse par un goujat qu’on appelait sous-tambour. L’ordonnance du 1er janvier 1766 chargera officiellement le tambour-major de la formation des tambours.
Trois exemplaires militaires de l’ordonnance de 1754 existent à la bibliothèque du musée de l’Armée. Les pages de deux d’entre eux sont simplement cousues sur un papier à la cuve d’un plus fort grammage faisant office de couverture. Un autre est relié en cuir épais dans un format plus long afin de permettre l’ouverture des pages des partitions par le milieu. Une disposition plus pratique destinée à un usage régulier, peut-être s’agit-il de l’exemplaire utilisé par Bouroux ? L’exemplaire royal se trouvant à la Bibliothèque nationale[12] est relié en maroquin brun avec une frise au fer à dorer sur le pourtour et le blason royal au centre. L’impression est identique pour tous. L’exemplaire ministériel en maroquin rouge archivé à la bibliothèque de l’Arsenal[13] est marqué au fer du sceau de la famille d’Argenson et porte la mention manuscrite en page de garde :
« C’est en 1755[14] que fut rendue l’ordonnance en vertu de laquelle tous les tambours de l’infanterie françoise battent les airs contenus dans ce volume. M. de Bombelles alors ayde-major, à présent capitaine, aux gardes françoises eut la plus grande part aux choix de ces airs. M. le Mal de Biron les adopta, M. le comte d’Argenson les approuva enfin le Roy les agréa et un certain nombre de tambours de tous les régiments d’infanterie se rendit aux Invalides pour les apprendre et les répandre dans toute l’infanterie ce qui fut bientôt fait. »
L’ordonnance se présente sous la forme d’un cahier avec une page de titre, quatre pages de texte imprimées recto verso numérotées de 1 à 4 et quatre pages sur lesquelles sont imprimées les partitions. Ces pages sont imprimées uniquement au recto, numérotées de 1 à 4 et se déplient pour présenter les partitions sur une seule portée. Ce format spécial a dû entraîner un surcoût de fabrication. L’édition n’a aucune mention légale (imprimeur, date, nom d’auteur ou signature d’autorité) indiquant qu’elle n’était pas destinée à être commercialisée. Il est mentionné sur la page de titre que les partitions ont été gravées « par Mlle Vendôme », graveur connu de partitions musicales de l’époque. La gravure est un procédé de reproduction courant utilisé pour la grande musique car elle offre plus de souplesse et de qualité que les caractères mobiles d’imprimerie soumis, eux, à un privilège exclusif et réservés à la musique ordinaire.
Georges Kastner dans son Manuel général de musique militaire attribue la paternité de la composition de l’Instruction pour les tambours à un certain Marguery Père, en la faisant remonter à Louis XVI[15]. L’importance de son ouvrage et l’absence de travaux font que cette erreur est largement reprise. En effet, ce Marguery n’a laissé aucune trace. Sa référence vient probablement de la publication en 1833 d’une Théorie pour apprendre à battre aux tambours signée de Marguery[16], la première méthode de tambour du XIXe, mais qui ne fournit aucune partition.
Les conditions dans lesquelles l’ordonnance fut conçue sont précisées par Joseph-Henri de Bombelles lui-même dans son dossier pour faire valoir ses droits de pension :
« En 1754, il fut chargé d’arranger les différentes batteries de l’Infanterie ; non seulement il mit les unes en ordre et en a composé de nouvelles, mais aussi il détailla les principes du Tambour et imagina la façon d’écrire ces différentes batteries, et d’en instruire facilement les tambours, ensuite il forma les Tambours des Gardes françoises et de plus, ceux de toute l’Infanterie assemblés aux Invalides, tout le monde convient qu’on ne doit qu’a cela l’exactitude et la façilité des manœuvres de l’Infanterie, ce travail luy couta quelques dépenses, beaucoup d’étude et de fatigue […] »Bombelles Joseph-Henri de, ShD 4 Yd 2731. Plusieurs fois blessé au combat, il sera nommé maréchal de camp en 1781.
Le titre du document figure en page de garde : Instruction des tambours et diverses batteries de l’ordonnance. La numérotation commence à la page 1 qui a pour titre Instruction pour les tambours, suit la manière de porter et de battre la caisse. Il faut préciser que dans le vocabulaire en usage dans la céleustique, le tambour désigne l’instrumentiste et que son instrument est appelé une caisse. Ainsi le tambour bat la caisse.
Une ordonnance du 25 avril 1767 substitue les fûts de cuivre d’un pied de haut et treize à quatorze pouces de diamètre aux caisses en bois jusque-là en service. Il semble que cette réglementation ne faisait que confirmer un changement opéré dès les années 1740 et qui avait remplacé les anciennes caisses qui pouvaient dépasser les 80 cm de diamètre et de hauteur pour adopter les dimensions de 17 pouces (46 cm) par 14 pouces (38 cm). Le modèle reprenait celui des instruments en service dans les régiments suisses et allemands. C’est aussi à cette époque que les dimensions des caisses se normalisent sans forcément respecter les ordonnances à la lettre. La réduction des dimensions des caisses, outre la diminution de leur encombrement, indique que le répertoire pouvait se diversifier. En effet, plus la caisse est grande, plus le son est sourd. Une caisse plus petite permet de mieux différencier les coups et facilite l’exécution de roulements plus complexes.
La page 2 décrit les différents types de coups, et distingue ceux qui sont donnés avec la main droite, de ceux qui sont donnés avec la main gauche. Cette distinction n’existait pas dans les partitions des batteries militaires publiées par Philidor en 1705 ni dans l’Orchésographie de Jehan Tabourot en 1588, elle est donc une innovation de Bombelles, car il est peu probable qu’il ait pu consulter la partition manuscrite de Mersenne. La caisse du tambour étant portée sur la hanche gauche, la peau est inclinée et oblige le tambour à tenir différemment ses baguettes, distinguant ainsi la main du dessus de la main du dessous. Cette distinction est utilisée pour identifier les coups donnés par la main droite de ceux donnés par la main gauche qui, en réalité, émettent le même son : « cette main [la main droite] étant sous la main gauche, on en notte les coups sur la ligne d’en bas. » La main gauche étant au-dessus de la droite, « on en représente le coup par une notte qui dans l’intervale au-dessus de la ligne d’en bas »[17]. La page 2 précise ce que signifient Pa, Ba, Ta, Da et Pla. La page 3 décrit le Tla, le Ra simple, le Ra double et le roulement. L’emploi des onomatopées dans l’ordonnance montre que, dans un souci de compréhension, le rédacteur se conforme aux usages des tambours qui identifient les battements par ces expressions afin de pouvoir les pratiquer et les transmettre. Il s’agit du système en service probablement mis au point par les tambours eux-mêmes, déjà attesté dans l’Orchésographie et qui se retrouve dans les méthodes de tambour du XIXe comme du XXe siècle.
Après ces préliminaires techniques destinés aux tambours, montrant que la pratique de l’instrument n’était probablement pas très uniformisée à l’époque dans l’armée, le rédacteur en arrive en page 4 à l’autre innovation de la partition. Son importance nécessite d’en fournir l’intégralité du texte (nous conservons l’orthographe et la ponctuation de l’époque) :
« Les Tambours Majors auront soin désormais en instruisant les tambours de se servir de ces termes, et de leur faire faire l’Ecolle en marchant car il n’y aura que le pas qui leur donnera une cadence égalle. Il faut toujours partir du pied gauche et finir de marcher par le pied droit; Le Tambour Major commandera d’abord Marche, afin que tous les pieds gauche se lèvent, et tout de suite il fera commencer à battre, quand les pieds gauches seront prêts à être posés à terre;
On doit toujours observer la même cadence dans les divers batteries; chaque pas devant durer une seconde; ainsi on en fera soixante en une minute. Mais dans la charge, qui sert au Pas redoublé, on ira une fois plus vite ; Chaque pas ne devant durer qu’une demi seconde, on en fera aisément cent vingt dans la minute.
Cet Article très important pour que toutte l’Infanterie batte et marche sur la même cadence, est plus facile qu’on ne croit.
Pour conserver cette cadence toujours égale, les Tambours Majors exerceront leurs tambours à passer sans interruption d’une batterie à l’autre, comme de la Généralle à l’assemblée, l’Appel etc. Le Tambour de la droite du 1er Rang sur le pas du quel les autres se règlent, donnera le mouvement.
Les Tambours Majors feront toujours cesser les Tambours de battre par un Ra simple qui tiendra lieu de dernier coup de baguette. »Instruction pour les tambours, page 4, Invalides 1695 X.73 / G 3.
La page 4 des partitions (Le ban, L’ordre, L’enterrement) ne fournit pas d’accompagnement contrairement aux précédentes qui donnent les partitions pour le hautbois ou le fifre. Les mélodies de hautbois ou fifre des pages 1 à 3 de l’ordonnance ne correspondent pas à celles qui figurent sur les partitions des mêmes batteries relevées par Philidor en 1705. Elles confirment que ces instruments ne servent qu’à l’accompagnement et que le tambour a toujours tenu le rôle principal dans la transmission des ordres. Les partitions des batteries précisent des roulements exécutés par des tambours supplémentaires. Ces roulements ne sont que des accompagnements et n’étaient pas indispensables à la compréhension du signal. Ainsi comme le montrent ces arrangements, les partitions sont l’œuvre d’un musicien qui a agrémenté les signaux d’ordonnance d’embellissements qui n’étaient pas utiles à la transmission des ordres, mais pouvaient être joués pour les revues. Seuls les tambours et non les fifres sont convoqués à la formation des instrumentistes aux Invalides.
Afin de préparer l’entrée en vigueur de la nouvelle ordonnance prévue pour l’année suivante, de Bombelles réunit pendant deux mois aux Invalides les tambours-majors de l’infanterie française et étrangère, de la marine et ceux de la milice et les place sous les ordres du tambour-major des gardes françaises, Jacques Bouroux – en fonction de 1743 à 1772 –, afin qu’ils reçoivent tous la même instruction. Faisant en quelque sorte fonction de tambour-major-général en tant qu’instructeur des tambours de l’armée, Bouroux est secondé par six tambours de son régiment (Lamothe, Sauton, Dupar, Yvlot, Lejeune et Sans-Chagrin).
Une convocation est adressée à tous les régiments :
« Le 10 7bre 1754, Mgr… Je viens Mr de recevoir la lettre dont vous m’honorez au sujet des tambours que le Roy désire qui soient envoyés de chaque régiment à l’hôtel des Invalides pour leur école a vu le comte de Lacour qui y estoit jointe ; je vais tenir main à ce que tous Mrs les colonels des régiments du camp de la Sarre fassent le choix qu’ils doivent du meilleur tambour qu’ils auront pour cela, et les feray partir exactement au jour marqué, cette uniformité de plus dans les troupes est une batterie sur laquelle on pourra régler sa marche ne pourra produire qu’un très bon effet… »Lettre à M. le comte d’Argenson pour l’envoi de l’ordre du 10 au 11 7bre au camp de la Sarre.
La formation se termine le 1er décembre 1754 par une revue à Versailles devant le roi qui accorde une pension de 3000 livres au comte de Bombelles, deux de 500 livres à son fils et une pension de 800 livres au sieur de Brosse[18]. Montrant à la fois sa satisfaction et l’importance de cette expérimentation pour l’armée. Bouroux recevra en 1756 une pension de 300 livres et sera récompensé de ses services par Louis XVI qui le décorera de l’ordre de Saint-Louis et le fera recevoir à l’hôtel des Invalides avec le grade de capitaine. Signe de son importance, les gazettes de l’époque rapportent l’événement :
« Le Roi ayant ordonné que toute l’infanterie françoise battroit la même ordonnance, il a été ordonné en conséquence à tous les tambours-majors des régimens de se rendre aux Invalides pour y être instruits par le tambour-major du Régiment des Gardes Françoises ; ce qui a été exécuté. Le premier, tous ces tambours se rendirent à Versailles ; & dans la cour du château, en présence de Sa Majesté, qui étoit à son balcon, toute la nouvelle ordonnance fut battue avec une précision parfaite, soit en marchant, soit de pied ferme. Le Tambour Major du Régiment des gardes Françoises ordonnoit les différentes batteries, & il y avoit dans les rangs quatre autres Tambours du dit Régiment. Le Chevalier de Vaudreuil, Lieutenant Général des Armées du Roi, & Major du Régiment des Gardes Françoises accompagné de deux Officiers Majors de ce Régiment, étoit sous les balcons de Sa Majesté pour en recevoir les ordres, & pour les donner au Tambour Major. »Mercure de France, janvier 1755, p. 210.
La formation des tambours-majors de l’armée ayant été vérifiée par le roi en personne, celui-ci fait expédier le 25 décembre une circulaire aux commandants des places avec les partitions de la nouvelle ordonnance, pour entrée en vigueur le 1er mai suivant :
« Je vous envoie, Monsieur, une instruction que le Roi a fait remettre à tous les régiments de son infanterie française et étrangère, à la seule exception des régiments suisses, laquelle contient la manière dont les fifres et les tambours doivent exécuter toutes les batteries.
Je vous préviens que l’intention de S.M. est que l’on n’en suive point d’autres à commencer du 1er mai de l’année prochaine, afin que vous y teniez la main dans la place que vous commandez. S’il y avait quelque régiment qui ne s’y conforma pas exactement et qui voulût introduire quelque nouveauté soit dans les airs et la façon de battre, ou dans la durée des mesures, vous ne manqueriez pas de m’en informer pour que j’en rende compte à Sa Majesté. »
En 1755, Bouroux est envoyé en tournée dans les camps d’automne de Sambre et de Moselle pour contrôler l’application de l’instruction et en rectifier les éventuels défauts d’exécution. Le compte-rendu de son inspection se retrouve dans les archives avec ses appréciations.
Camp d’Aimeries : Quercy, bien ; Eu, bien ; Conty, bien ; Nassau, bien ; Clare, bien ; Berwick, bien ; Saintonge, bien ; La Dauphine, bien ; St-Germain, bien ; Lyonnais, bat trop lentement ; Cambrésis, bat très mal l’ordonnance ; Beauvoisis, bat mal le drapeau.
Camp de Richemont : Champagne, bien ; Orléans, bien ; Rouergue, bien ; Royal Pologne, bat mal l’assemblée.
On peut remarquer que, respectant les directives royales, les régiments étrangers sont inspectés avec l’ordonnance française. Bouroux repart en tournée d’inspection en juillet 1756 et visite les neuf camps installés depuis Dunkerque jusqu’à Saint-Malo.
En normalisant les batteries, l’ordonnance normalise aussi les pas. La gravure II des Planches concernant l’exercice de l’infanterie détaille le pas ordinaire, le petit pas, le pas redoublé et le pas oblique. L’ensemble constitué de la partition, du texte de l’Exercice et des gravures constitue donc un véritable traité de chorégraphie militaire sans équivalent dans les armées de l’époque.
Toutefois, cette tentative de normalisation trouve rapidement ses limites. Le rapport du 8 août 1756[19] du commandant du camp de Dieppe au ministre de la Guerre relatant le passage du tambour-major des gardes françaises, outre l’enseignement de l’ordonnance, montre que la vitesse du pas a été accélérée à la satisfaction de tous :
« Le tambour-major des Gardes françaises a passé quatre jours francs au camp, où il a exercé soir et matin les tambours des différents corps qui le composent pour les rendre uniformes entre eux sur toutes les différentes batteries qu’il a réglées de 62 à 64 pas dans la minute, conformément à ce qu’exécutent les tambours du régiment des Gardes françaises. La batterie de la Berloque est ce qui lui a donné le plus de peine à rectifier. Il est parti content et satisfait de son travail, et tous les officiers conviennent qu’il a eu raison de donner plus de vivacité à chaque batterie qu’ils trouvaient trop lentes et qui les gênaient beaucoup, ainsi que les soldats parce qu’ils étaient obligés de soutenir le pas plus longtemps. J’aurai attention de maintenir toutes les batteries dans le bon ton qu’il lui a donné. »
Les précisions apportées par les partitions sur la durée des pas – pas ordinaire (60 pas par minute), pas redoublé (120 pas par minute) – indiquent que l’objectif visé par cette ordonnance, n’est pas seulement de normaliser les batteries mais aussi d’obtenir une cadence de marche régulière dans les mouvements des troupes. Les partitions détaillent le coup qui correspond au pied gauche et celui du pied droit. Cette précision est révélatrice de l’intention du roi. La durée du pas doit être identique pour toute l’armée française. Le pas cadencé est celui qui s’effectue du même pied et au même rythme. Il impose d’avoir la même longueur de pas pour toute l’unité. Indispensable pour mouvoir et organiser les unités sur le terrain, les tambours apportaient ce rythme. L’armée prussienne marchait régulièrement et en cadence dès le XVIIe siècle. F-H de Bombelles en entrevoyait la nécessité dès 1719 et le maréchal de Saxe en 1736. Les Romains, comme les armées de l’antiquité alignant des fantassins, utilisaient déjà le pas cadencé, mais l’usage s’en était perdu. Le maréchal de Saxe avait remarqué le rôle que devait tenir la musique pour coordonner les déplacements des troupes en préconisant le Takt, conservant volontairement le mot allemand de mesure (la mesure musicale) pour souligner son lien avec la tactique.
Etablissant une durée pour le pas et un départ du même pied, cette ordonnance marque donc l’adoption du pas cadencé dans l’armée française. Pour donner un ordre de grandeur, la mesure du pas ordinaire valant à l’époque environ 64,80 cm, le fantassin se déplaçait à une vitesse que l’on peut estimer de 2,33 km/h. Les calculs des temps de déplacement des unités intégraient les haltes car : « une armée fait ordinairement une petite halte au tiers du chemin pour rassembler les traineurs, la grande halte à moitié chemin, une 3e halte à la vuë du camps pour y entrer en bon ordre. »[20]. Ces calculs permettaient l’établissement de tableaux fournissant les temps de déplacement des unités, suivant la longueur des colonnes, le temps de leur écoulement, la durée de leur conversion à la ligne, l’incidence d’un resserrement de la largeur d’un passage sur la durée d’écoulement de la colonne… On pensait par ce système simplifier les manœuvres des troupes, mais l’ordonnance de 20 mars 1764 instituera six sortes de pas : petit pas ordinaire, pas redoublé ou de charge, pas oblique, pas en arrière, pas de route, confirmant que la solution définitive n’avait pas encore été trouvée.
Historien des usages militaires et officier pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire, le général Bardin signalait :
« Le ministre qui sentit la nécessité d’une instruction et d’une notographie, ou écriture musicale notée, fut Dargenson, et l’ordonnance de 1754 (14 mai) opéra cette utile amélioration. Qui croira que cette disposition, toute promulguée officiellement qu’elle fût, tomba dans un oubli si profond, que, pendant toute la guerre de la révolution, l’armée ignorait que cette ordonnance eût existé ! Ce fut l’auteur du Manuel d’infanterie (1807) qui retrouva et cita ce document de tympanonique appliquée aux bruits de caisse. »Bardin, op. cit. p. 5012.
Ainsi, l’Instruction pour les tambours de Bombelles resta la référence pour les ordonnances sur l’exercice de l’infanterie. Il n’y eu pas d’édition ultérieure des partitions de ces batteries ni sous la Révolution ni sous l’Empire. Vingt ans après son entrée en vigueur, l’ordonnance est toujours en service puisqu’une instruction du 30 mai 1775 que le roi fait expédier pour régler provisoirement l’exercice de ses troupes d’infanterie, y fait expressément référence :
« On suivra la marche des batteries réglées en 1754 pour l’Infanterie Françoise, & les réglements particuliers envoyés aux Régimens étrangers. »
Le roi et son secrétaire d’Etat à la Guerre avaient élaboré et suivi personnellement la mise en place de la nouvelle ordonnance. Les signaux dans les armées relevaient jusqu’alors des usages, les batteries d’ordonnance étaient connues de tous les soldats sans jamais avoir été notées. L’intervention du roi dans ces usages révèle l’importance de la démarche. Le soin apporté à l’instruction des tambours des régiments français, leur revue à Versailles devant le roi pour faire la démonstration de l’exécution de la nouvelle ordonnance, la tournée de Bouroux, tambour-major des gardes françaises dans les camps d’automne en 1755 et 1756 pour vérifier la bonne exécution des signaux montre les précautions prises par le commandement pour intervenir dans les usages de la céleustique. Une telle intervention ne pouvait se justifier que par des motifs de la plus haute importance qu’ont été la première normalisation des batteries et l’instauration du pas cadencé.
On retrouve des partitions de l’ordonnance dans la Nouvelle instruction sur l’exercice des gardes-côtes de Bretagne publiée à Saint-Malo en 1758[21] et le général Bardin les fournira à partir de 1807 dans les éditions de son Dictionnaire.
En août 1756, le roi récompensera le Sieur Caro, tambour de la 1re compagnie des mousquetaires pour avoir composé et fait exécuter l’ordonnance des mousquetaires devant lui à Versailles. La partition manuscrite de cette ordonnance des mousquetaires[22] donne des batteries différentes de celles officialisées en 1754 pour l’infanterie. Si la partition de ce manuscrit n’est pas aussi soignée que celle de l’ordonnance, elle en reprend les principes avec la distinction de la main droite de la main gauche et l’explication de la coordination avec les pas. La récompense royale manifeste un assentiment à une ordonnance qui va à l’encontre des directives antérieures. Poids des traditions, spécificité des mousquetaires membres de la Maison du roi, cette ordonnance ne pouvait concerner que leurs deux compagnies et illustre la complexité de ces répertoires et de leurs usages.
Le plus ancien recueil de batteries d’ordonnance suisse est un manuscrit de 1728 qui a pour titre Recueil des coups d’ordonnance, auxquels les tambours de la partie allemande et romande du pays de Berne doivent se conformer et s’entraîner individuellement. Les batteries sont indiquées sous la forme d’onomatopées en vieil allemand. Ce recueil fournit vingt-trois signaux dont trois dianes. En 1759, Peter Stocker – tambour-major de Bienne – publie un Recueil de coups d’ordonnance avec lesquels les tambours de partout doivent être instruits, mais ce qui en subsiste n’est plus complet et difficilement déchiffrable. Par contre, il distingue la main droite de la gauche. Dans le Règlement relatif à l’instruction des tambours de l’infanterie bernoise paru en 1788 et qui semble n’être qu’une révision de recueil de 1728, les notations syllabiques des roulements sont mises en corrélation avec le pas. A l’origine du tambour militaire, les Suisses ne se préoccupent pas d’agrémenter les batteries en les accompagnant d’autres instruments pour distraire les soldats pendant les marches, alors qu’ils utilisaient le fifre. Ils fournissent uniquement des indications pratiques permettant d’exécuter les batteries d’ordonnance.
Manuel Espinosa de los Monteros – hautbois dans l’orchestre de chambre des rois Charles III et Charles IV, puis musicien à la chapelle royale – compose les partitions de quinze batteries de l’ordonnance espagnole qu’il publie en 1769[23]. Elles fournit les accompagnements pour deux fifres et deux clarinettes, comme pour des pièces de divertissement. Les partitions de tambour donnent aussi les onomatopées utilisées par les instrumentistes militaires indiquant ainsi la finalité règlementaire de cette édition.
Toujours à la pointe des innovations en matière de tactique, les Prussiens ne publient pourtant les partitions des batteries de leur ordonnance qu’en 1777[24]. La distinction des mains est indiquée par le sens des queues de notes, mais, contrairement à l’Instruction française, les partitions prussiennes ne se préoccupent pas de la durée du pas. Toutefois les Prussiens manœuvrent déjà à la muette, c’est-à-dire sans tambours, un usage que ne connait pas encore l’armée française.
L’armée britannique ne réalise pas d’édition officielle de ses batteries règlementaires. Elles sont publiées dans des méthodes de tambour comme celle du Young Drummer Assistant containing necessary Directions & Instructions for beating the English and Scotch Duties… imprimée par Longman à Londres en 1785. Elle montre des batteries différentes pour les régiments anglais et écossais, révélant un usage similaire à celui de l’armée française tel que l’on peut l’observer dans le manuscrit Philidor de 1705.
La comparaison avec les recueils contemporains des armées européennes révèle l’effort considérable nécessité pour l’élaboration de la partition française. La partition prussienne distingue les mains vingt ans après, trente ans après pour la partition britannique (dans une édition commerciale). Aucune ne se préoccupe de distinguer les pieds ni n’évoque une vitesse d’exécution. Avec leurs impression au plomb, aucune n’a la qualité de gravure de la partition française. De plus, aucune ne s’inscrit dans un ensemble de publications comprenant à la fois le texte règlementaire des mouvements des troupes, les planches des mouvements du soldat et des unités avec leurs explications, et enfin les partitions des batteries.