Suovadis, cheval de trompette
par Éric Conrad.

(Collection Frédéric Conrad)
« Cheval de selle français de sexe mâle (hongre), alezan et mesurant 1,70m. Fortement en tête dérivée à gauche et en haut prolongé par une large liste sur le chanfrein. Balzanes diagonales gauches, la postérieure droite plus haute. Grand cheval très solidement armé, manquant un peu d’étendue, mais avec une poitrine bien descendue et relativement peu meublé dans son arrière-main. Fera un bon porteur. »
Suovadis est né le 22 avril 1960, chez M. René Leroux à la ferme de Corday à Neauphe-sous-Essai (Orne). Il est fils de Kultimate (étalon national, selle français né en 1954) et de La Bruyère (poulinière, selle français née en 1955). à noter que ce cheval a fait l’objet d’une erreur d’enregistrement ou d’une falsification. En effet, la lettre initiale donnée aux chevaux nés en 1960 était « Q » et non « S ». Son véritable nom serait donc Quo Vadis, ce qui semble bien plus logique. L’éleveur de la ferme de Corday a eu l’amabilité de certifier son véritable nom et a précisé qu’il a également fait naître en 1959 un produit de Kultimate et de La Bruyère dénommé Paris-Caen et aussi vendu au régiment de la garde républicaine. Ainsi, pour la petite histoire, Suovadis avait un frère d’arme frère de sang. Il est déclaré « bon pour le service » et vendu le 1er juillet 1964, à la 23e grande vente d’Angers, au régiment de cavalerie de la légion de la garde républicaine de Paris. Arrivé au corps le 2 juillet de cette même année, Suovadis passe une semaine d’observation vétérinaire au quartier des Célestins (boulevard Henri IV à Paris). Pendant cette courte période, son matricule militaire (1352) est gravé dans la corne du sabot de son antérieur gauche et « Suo » subit les quelques vaccinations obligatoires. Puis, définitivement jugé apte, il passe une année de débourrage classique au quartier Goupil, à Saint-Germain-en-Laye avant de rejoindre les Célestins pour le dressage. En effet sa robe alezane ne pouvait à l’époque lui permettre de servir, outre à la fanfare, qu’aux 1er et 2e escadrons (les 3e et 4e escadrons du quartier Monge étaient remontés uniquement en chevaux bais). Mais les besoins du moment et peut-être sa grande taille ainsi que son calme le destinèrent à être choisi pour la prestigieuse fanfare dont le renom a franchi les frontières.
Devenu cheval de trompette au 2e peloton du 2e escadron, Suovadis allait avoir le privilège de participer à tous les services d’honneur de la garde républicaine, comme les escortes du président de la République et des chefs d’état étrangers. Il participe également à toutes les missions d’honneur proprement dites, défilés, prises d’armes et bien sûr aux prestations musicales (sans oublier quelques services d’ordre sur les champs de courses d’Auteuil, Longchamp et Vincennes). À ceci il faut ajouter des prises de vues pour la télévision et des séquences de films. « Suo » fut même la vedette d’un court métrage consacré aux activités d’un trompette de la Garde, en l’occurrence celles de son maître.
Suite à plusieurs décrets de réorganisation de la Garde et tout particulièrement celui de l’autonomie de la fanfare, ce cheval sera successivement affecté au 1er escadron, à l’état-major de cavalerie, puis à l’escadron hors-rang, sans toutefois jamais quitter les Célestins ni, surtout, son cavalier. Mais ce pauvre cheval est devenu borgne et ses réactions sont quelquefois bien surprenantes. Sa grande carcasse osseuse et son vieillissement prématuré lui valurent bien des critiques. Il fut souvent question de le muter dans les rangs d’un escadron, voire même de le réformer. Mais son trompette, très attaché à lui et reconnaissant de sa « bonne conduite », sut longtemps repousser ces fâcheux projets.
Bien qu’ayant échappé plusieurs fois au conseil de réforme, ce vieux soldat allait hélas être réformé pour usure générale et radié définitivement des contrôles le 23 septembre 1981. Il était vendu ce même jour par le service des Domaines à Bernard Conrad, son cavalier ! Opération réussie, non sans difficulté, à l’abattoir d’ézanville dans le Val-d’Oise, triste endroit où il n’y a pas de place pour le sentiment… et où seul un accord avec les bouchers peut stabiliser l’enchère et sauver la vie de la plus noble conquête de l’homme.
Car ces admirables chevaux qui nous font rêver doivent nécessairement être un jour réformés. La garde républicaine, qui tient à conserver un bon potentiel de chevaux, en remplace ainsi chaque année une cinquantaine. Propriété des Domaines, les chevaux réformés sont vendus aux enchères publiques deux fois par an, au printemps et à l’automne. Au bout du chemin à l’époque : la mort rapide sous le couteau de l’équarrissage ou la mort lente à l’Institut Pasteur. Seules quelques poulinières étaient cédées à des éleveurs ou de rares chevaux achetés par des particuliers émus. Jusqu’à la réforme de Suovadis, un seul des chevaux de la garde républicaine, acheté par un groupe de mécènes, avait fini ses jours au domaine de Pech-Petit fondé en juillet 1970 à Marcq-en-Barœul (Nord). Pour les autres, pas de longue retraite. Comme le dit cruellement le titre du film de Sydney Pollack « On achève bien les chevaux... ».
Mais pour « Suo », l’exception fit la règle : ce fut au fils aîné de Bernard Conrad (alors maréchal des logis-chef trompette au 2e régiment de hussards, stationné à Sourdun en Seine-et-Marne) qu’incomba la responsabilité de s’occuper de lui.
« Suo » a coulé des jours paisibles, dans l’écurie de « Chamborant-Houzards » faisant la joie des enfants de la famille. Seules les notes guerrières des trompettes du régiment lui rappelaient sa carrière peu ordinaire, au sein de la dernière unité montée dépositaire de tout un passé de gloire et de tradition de la cavalerie française. Et, selon la devise de son nouveau régiment : « Noblesse oblige, Chamborant autant ! »

(Collection Frédéric Conrad)

(Collection Frédéric Conrad)

(Collection Frédéric Conrad)

(Collection Frédéric Conrad)

(Collection Frédéric Conrad)

(Collection Frédéric Conrad)

Enregistrée par la fanfare du 2ème régiment de hussards,
direction Éric Conrad
et la fanfare principale de l'arme blindée cavalerie,
direction Éric Conrad.