Les batteries napoléoniennes de Gourdin

Par Thierry Bouzard et Axel Chagnon

On trouve de nombreux enregistrements des batteries napoléoniennes, généralement crédités à Charles Gourdin (sauf la Marche d'Austerlitz). Ceci est parfaitement exact puisqu'elles sont de sa composition et ne peuvent donc pas avoir été exécutées par les tambours du Ier Empire. Explications…

Charles Gourdin (1863-1935) devient maréchal des logis tambour-major de la Garde républicaine par décision ministérielle du 20 mars 1896. Par cette nomination, il devient l'héritier de la longue dynastie des tambours-majors des régiments des gardes (royale, républicaine, consulaire, impériale, …). Depuis toujours, les batteries étaient enseignées à l'imitation et donc des dérives apparaissaient dans la pratique, nécessitant des exercices périodiques afin de normaliser leur exécution. Le tambour-major de la Garde était donc le garant de la bonne exécution de ces batteries essentielles à la transmission des ordres dans les armées.

Carte postale des tambours de la Garde Républicaine exécutant la Marche d'Austerlitz

Enseignées à l'imitation, les partitions des batteries règlementaires sont donc rares (Mersenne, 1636; Philidor, 1705; Instruction pour les tambours, 1754, ordonnance de 1831, …). De plus, ces partitions sont loin de fournir toutes les batteries utilisées effectivement car ce n'était pas avec les 12 batteries telles qu'elles figurent dans la partition de 1754 que le commandement pouvait traduire en roulements la diversité des ordres. C'est seulement partir de 1833, que les batteries sont publiées dans des méthodes de tambour. L'historique des anciennes batteries est présenté ICI.
Dans ces conditions, il n'existe que peu de témoignages des batteries en service, donc peu de traces de celles utilisées pendant les guerres de la Révolution et de l'Empire. Par contre, on sait que les batteries officielles de cette époque étaient toujours celles de l'ordonnance de 1755, les partitions n'ayant jamais été réimprimées.

Charles Gourdin et la Batterie d'Austerlitz dans Musica
L'ex-tambour-major Charles Gourdin en grande tenue de spectacle

L'histoire des batteries napoléoniennes s'inscrit dans l'évolution de la tactique et de celle des instruments d'ordonnance. L'augmentation de la puissance de feu impose de disperser les soldats sur le terrain. C'est la raison de l'adoption du clairon par les tirailleurs en 1822 et sa généralisation à toute l'infanterie en 1831. Les initiatives vont donc se succéder pour tenter de réformer le tambour : projet de suppression de 1859, suppression des tambours en 1880 et rétablissement en 1882, tentative de suppression des tambours de 1905, suppression de certaines batteries et sonneries en 1906, rétablissement en 1912.

Techniquement depuis 1831, le tambour comme instrument de transmission des ordres est déclassé par le clairon. Il n'a plus d'utilité pratique, mais le mythe des jeunes tambours révolutionnaires, créé par la propagande de Robespierre (Bara, Viala, Derruder, Stroh) et relancé en 1880 pour conforter le nouveau régime, empêche sa réforme.

C'est dans ce contexte, avec la tentative de suppression des tambours de 1905, qu'intervient Edouard Philippe en 1904 quand il se présente à la Garde républicaine avec sa Batterie d'Austerlitz. Les journaux font largement écho de sa découverte :

« La batterie d’Austerlitz, très impressionnante, a cette particularité qu’elle se bat, partie sur la peau, partie sur le cercle et partie baguette contre baguette »Le Figaro, 29 avril 1904.


Pas plus les militaires que les historiens ne relèvent que sous l'Empire, les tambours avaient interdiction de battre sur les cercles de leur caisse et qu'il aurait été curieux qu'une batterie approuvée par l'Empereur vienne contredire une disposition réglementaire (Général Bardin, Manuel d’infanterie, Paris, 1813, Coutumes vicieuses et prohibées, 5e leçon, p. 19).

Pour répondre aux doutes de l'historien du tambour qu'était le duc de Guise, E. Philippe lui donne son historique de la batterie (Bibliothèque du musée de l'armée, archives du duc de Guise, 1695 X 73, carton Sonneries, enveloppe Marche d’Austerlitz) :

« Mon père natif de Metz avait 12 ans lorsqu’en 1814 les armées coalisées occupaient la France. Pour la première fois, ils étaient à Metz (aujourd’hui hélas ils sont chez eux). Les soldats français n’avaient plus rien à faire devant les envahisseurs. A Metz, chez mon grand-père logeait 2 tambours de la Vieille garde et l’un d’eux pour passer le temps apprenait le tambour à mon père qui y prenait goût, il connut la marche d’Austerlitz. A mon tour plus tard il me l’apprit et à 7 ans je la savais. Si elle n’a pas été enregistrée administrativement, c’est que chaque jour on se battait, et l’on ne songeait pas à la paperasserie. On la jouait parce que l’Empereur l’avait ordonné, mais pas de traces restant dans les bureaux. »

Charles Gourdin et Edouard Philippe

Gourdin, auréolé du prestige et de l'autorité de tambour-major de la Garde républicaine, valide cette belle histoire :

« De l’avis de M. Gourdin, un maître incontesté en la matière, cette batterie était accompagnée d’une marche exécutée sur le fifre. Malheureusement, cette marche est maintenant complètement oubliée et les temps qui l’ont entendue sont trop anciens pour que personne ne puisse encore s’en souvenir. Un hasard seul, comme celui qui a permis à M. Edouard Philippe de se remémorer la batterie de tambour de la vieille garde, pourrait permettre de reconstituer les accents de la marche. » Le Petit Parisien, 1er mai 1904.

Le TM Charles Gourdin prend sa retraite en 1911 et forme les Tambours de la Vieille Garde, parmi lesquels on trouve Alexandre Raynaud et Ernest Baranger, Tatincloux, Langlois et Fortin, tous anciens tambours à la Garde Républicaine. Cette formation se spécialise dans l'exécution des batteries napoléonnienes. Il est rappelé pendant la Grande Guerre, ensuite il se reconvertit, avec son tambour, en artiste de cirque sous le nom de Royus.

En 1927-28, alors que le cinéma est encore muet, Gourdin est sollicité par Abel Gance pour son film sur Napoléon. Il va animer des séances avec son tambour et réaliser des enregistrements de ses « batteries napoléoniennes » dans lesquels son imagination sert de présentation à ses compositions. Les partitions sont éditées et vendues lors des projections (éditions musicales Sam Fox). La légende réécrit l'histoire. Les commentaires de présentation enregistrés avant les morceaux sont transcrits ci-dessous. Où Gourdin a-t-il trouvé les documents permettant d'appuyer ses assertions ? Il ne mentionne pas ses sources. Pourtant si ces batteries étaient célèbres, les témoignages devraient être abondants.

78 tours, Pas candencé des Sans-Culottes

Pas cadencé des sans-culotte « Batterie célèbre qui entraîna le peuple à la Bastille le 14 juillet 1789 » (78 tours, Columbia, L 712 D 19003).
Batterie d'Austerlitz : « Batterie composée sur l'ordre de Napoléon Ier au lendemain d'Austerlitz, seuls les régiments ayant pris part à cette bataille avaient le droit de l'exécuter » (78 tours, Columbia, L 725 D 19007).
Réveil au bivouac : « Réveil ordinaire de la Grande Armée qui salua bien des fois l'aurore d'un grand jour. Cinq heures du matin aubade à l'aurore, Diane, Rigodon » (78 tours, Columbia D 19006).
Farandole impériale : « Batterie célèbre composée sur l'ordre de Napoléon Ier pour divertir ses grognards pendant leurs longs séjours dans les camps » (78 tours, Columbia, L 725 D 19007).
Salut des aigles : « Batterie célèbre qui servait à rendre les honneurs aux drapeaux et étendards de l'armée » (78 tours, Columbia, L 727 D 19007).
Marche des éclopés : « Marche originale et célèbre appelée la Boiteuse, également composée sur ordre de Napoléon Ier pour faire marcher les trainards et les éclopés » (78 tours, Columbia, D 19006).

Charge de la grande épopée : « Charge de la grande épopée dont les échos glorieux ont retenti dans l'Europe entière » (78 tours, Columbia, L 727 D 19007).
« Retraites françaises : Retraite française - retraite de pied ferme, thème, variations progressives. Ces marches de retraite furent exécutées pour la première fois par les tambours du Ier Empire à la retraite aux flambeaux du couronnement de l'Empereur. » (78 tours, Columbia, D 19004)
Le Champ d'honneur : « Suivant la légende cette batterie servait uniquement pour rendre les honneurs à Napoléon Ier » (78 tours, Columbia, D 19006).

La Grenadière : « Marche spéciale des grenadiers du 1er Empire » (78 tours, Columbia, D 19005).
Pas accéléré : « Défilé d'honneur des grenadiers du 1er Empire ». [78 tours, Pas cadencé des Sans-Culottes]

A l'écoute, on peine à distinguer les batteries présentées comme authentiques. Elles sont noyées dans l'accompagnement de l'orchestre au point de les rendre quasiment inaudibles.

A titre d'exemple sur la fiabilité des sources de Gourdin, voici celle qu'il présente au duc de Guise pour le Pas cadencé des sans-culottes (Bibliothèque du musée de l'armée, 1695, X73, enveloppe Pas cadencé des sans-culottes).

« Paris, lettre du 6 mai 1921. Pour celle (la marche) des sans-culottes. En 1897 ou 1898 [17/08/1897] j'étais allé présider un concours de tambours et clairons de sapeurs-pompiers venus avec leurs caisses à un exercice de pompes à incendie, à Pont-Audemer (Eure). Après le concours, un vieux tambour – âgé d'environ 60 à 65 ans – me battit des dianes, rigodons et marches avec compliqués un peu décousus et routiniers, il n'avait jamais été soldat et appris à battre de la caisse près d'anciens tambours de régiments. Ne voulant pas le décourager, je le félicitais, très content et fier pour me remercier, il me battit les « sans-culottes » en me disant « c'est sur cette marche qu'on a pris la Bastille ». Questionné sur son authenticité, il n'a pu me répondre. Comme la 2e reprise me plaisait, je l'ai retenue de mémoire et en arrivant à Paris, je me suis amusé à composer sur cette belle batterie un air de fifre et un trio avec une réminiscence d'air révolutionnaire. »

Né vers 1832, le tambour aurait appris, au mieux vers 1844 ou 1850, une batterie composée 43 ans plus tôt et jamais entendue auparavant pour la retenir toute sa vie sans jamais la transcrire. Comme pour la Marche d'Austerlitz, la mémoire orale a bon dos.

Pour la Marche Impériale, Gourdin raconte

« je vous adresse ci-joint la marche impériale que m’a battu M. Auger (NdA : Victor Marie, tambour au 2e Grenadier de la Garde Impériale du 6 juin 1856 au 31 décembre 1862). Je lui avais demandé d’où venait le titre, il me répondit « ma foi, c’est comme cela que je l’ai appris ». Est-elle authentique ou ne l’est-elle pas ? Je n’en sais rien. J’ai l’ai copiée avec le rythme qu’il me donna et j’ai ajouté un trio ».Lettre du 6 mai 1921, destinée au duc de Guise.


Pour la Farandole Impériale, le duc de Guise fit remarquer à Gourdin un texte dans lequel il était expliqué qu’un soir de bivouac sous Napoléon Ier, les tambours battirent une farandole afin de faire danser les soldats. Le duc dénicha alors une œuvre de l’époque intitulée Farandole, et Charles Gourdin composa une partie de tambour par-dessus.

Pour le Champ d’Honneur, Alexandre Raynaud, ancien chef du pupitre des tambours sous Gourdin, ami et camarade de spectacle, précise dans une de ces méthodes que la batterie n’est autre qu’une variation de Aux Champs en marchant pour tambour seul, issue du Règlement du 29 juillet 1884 sur l’exercice et les manœuvres de l’infanterie – Batteries et sonneries. Un Champ d’honneur a réellement été battu, mais pour rendre les honneurs à Napoléon III. Cette batterie était officieuse, mais les faits ont été relaté par plusieurs témoignages de tambours, dont le destinataire était au duc de Guise.

Quant à la Grenadière, cette batterie fut effectivement battue sous le Ier Empire, mais elle fut vite oubliée et disparut des mémoires à sa chute. Il ne reste, à ce jour, aucune archive, et nous ne voyons pas comment Gourdin aurait pu la transcrire. De plus, la technique tambour utilisée est postérieure à celle du Ier Empire.

Il existait effectivement une Boiteuse mais les archives les plus anciennes la font remonter au Second Empire. Elle était battue lorsqu’en rentrant des manœuvres pour la caserne, les retardataires étaient accueillis par des quolibets et cette batterie. Elle était rythmiquement différente suivant les régiments, mais elles avaient toutes la particularité de garder la frappe de la douille sur la peau.

Le Salut des Aigles n’est autre que la batterie Au Drapeau issue des ordonnances de 1754 et ensuite, avec des variations comme il s’en produisait régulièrement à la fin du XIXe siècle.

Le Réveil au bivouac ou en campagne date de la fin du XIXe siècle. Les témoignages adressés au duc de Guise indiquent que les tambours en manœuvre battaient la Diane, le Rigodon et la Mère Michel et nommaient l’enchaînement de ces trois batteries sous une des deux appellations.

Bibliothèque du musée de l'armée, 1675, Carton P1b, enveloppe DianeBatterie

La retraite date de l'ordonnance de 1754. Les archives les plus anciennes font remotner l'usage de variations au Second Empire. Pour la retraite de pied ferme, sa première mention se trouve dans la méthode École du Tambour - Méthode pour apprendre à battre la caisse, chez l'éditeur CARNAUD Jeune, 1870.

Pour finir, certaines archives issues de la création de l’école des tambours à Hambourg par l’Empereur en 1811, citent des batteries en usage à l’époque. A part la Grenadière, aucune des « batteries napoléoniennes » d’entre-elle ne s’y trouve.

Aussi grandioses que fantaisistes, les commentaires servant de présentation aux enregistrements ne sont que le produit de l'imagination du compositeur. On les retrouve quasiment à l'identique dans de nombreux enregistrements sur la période napoléonienne :

Appollo-Théâtre, 1927

Il ne faudrait pas voir dans ces compositions de Gourdin une quelconque supercherie ou volonté de tromper, juste une façon d'embellir en musique une vision héroïque de l'Histoire conforme à l'époque et attendue par l'opinion publique. Le traumatisme de la guerre de 1914-18 va constituer une barrière mémorielle qui fait perdre les origines déjà confuses de ces batteries, les enregistrements diffusés avec le film d'Abel Gance vont accréditer leur historique légendaire. Les plus grands chefs d'orchestres (Désiré Dondeyne, Jean Avignon, Philippe Parès, Robert Goute, Maurice Philibert, …) et musicologues militaires (Marie Bobillier (pseudo : Michel Brenet), Frédéric Robert, Henry Lachouque, Roger Nourisson, …) s'y laissent prendre, donnant une idée de l'état des connaissances sur les répertoires musicaux militaires français.

On pourra consulter :

Retour à « Musique Militaire - Enregistrement d'exception »