Les premiers orchestres militaires réglementaires

par Thierry Bouzard, Docteur en Histoire

Création de l’orchestre aux Gardes-françaises en décembre 1762, puis dans toute l’armée par l’ordonnance du 19 avril 1766.

En 1762, le maréchal duc de Biron, colonel des Gardes-françaises obtient du roi l’autorisation de créer le premier orchestre militaire règlementaire :

« S.M. a accordé à ſon Régiment des Gardes une Musique composée de 4 Bassons, 4 Cors de Chaſſe, 4 Hautbois & 4 Clarinettes. »Montrande-Longchamps de, Roussel de et Montrande de, Etat militaire de France pour l’année 1763, Sixième édition, Paris, Guillyn, 1763, p. 173.

Décembre 1764
Gardes françaises
4 bassons
4 hautbois
4 cors de chasse
4 clarinettes
16 musiciens

L’ordonnance du 19 avril 1766 étend l’initiative à toute l’armée, instituant les premiers orchestres régimentaires de l’armée française :

« Art. 3. A commencer du même jour 1er juin, il sera établi dans chaque bataillon des régimens de quatre, de trois, & de deux bataillons, deux clarinets & un fifre; & dans chaque régiment d’un bataillon, quatre clarintes & un fifre, lesquels ne feront pas nombre dans aucune compagnie, & seront attachés à la suite de l’état-major de chaque bataillon.
Art. 4. Lesdists clarinets et fifre, jouiront chacun, par jour, de dix sous huit deniers, lesquels leur seront payés comme la solde, on leur déduira le linge & la chaussure ; ils porteront l’habit uniforme du régiment, avec une marque distinctive, telle qu’elle sera fixée dans le règlement général de l’habillement & de l’équipement des troupes ; & les quatre deniers pour livre de leur solde, seront retenus sur les appointemens du colonel. »

19 avril 1766
Régiment à 1 Bat
4 clarinettes
1 fifre
1 Bat (5 musiciens)


Régiment à 2-3-4 Bat
2 clarinettes
1 fifre
2 Bat (6 musiciens)
3 Bat (9 musiciens)
4 Bat (13 musiciens)

Ces musiciens n’ont pas pour mission la distraction de la troupe, qui doit se contenter de ses propres moyens, mais ils sont affectés à l’état-major, aux ordres du colonel. Cette disposition marque d’emblée le rôle particulier de ces orchestres : le cérémonial et le prestige de l’armée. Il montre la place que prend la musique dans la population. Elle devient un outil de communication. Encore balbutiant puisque les instruments sonnent tellement mal en plein air que Rousseau écrira dans son Dictionnaire de la musique (1755-1767) :

« C’est une chose à remarquer, que, dans le royaume de France, il n’y a pas un seul trompette qui sonne juste, et la nation la plus guerrière de l’Europe a les instruments militaires les plus discordants. »Neukomm, Edmond, Histoire de la musique militaire, Librairie militaire de L. Baudoin & Cie, Paris, 1889, p. 16.

Il ne s’agit évidemment pas de la qualité des musiciens, mais de celle de leurs instruments qui n’ont pas été conçu pour être joués dans ces premiers orchestres de plein air. Dès 1767, le chevalier de Lirou, officier à la 2e compagnie des mousquetaires du roi compose la Marche tactique qui est exécutée la même année dans la plaine des Sablons (actuellement un quartier de Neuilly) pour une revue devant le roi. La présentation faite par son compositeur illustre son intention en même temps que l’exercice de style tout particulier qu’elle représentait :

« Cette marche tactique est calquée sur l’ordonnance des marches donnée à toute l’infanterie de France en 1754 et s’accorde parfaitement avec la batterie indiquée par les tambours par cette ordonnance. Elle est composée sur la mesure du pas cadencé et peut servir en même temps au pas emboîté, au pas de route et au pas redoublé en accélérant plus ou moins le mouvement.< Elle contient trente mesures ce qui fait en tout avec les deux reprises cent vingt pas ou soixante toises, mesure ordinaire du carré des manœuvres d’un bataillon. Elle commence en levant, ce qui donne un demi temps pour lever le pied gauche, chose indispensable pour être certain de le poser toujours avec précision sur le premier temps de la mesure. »

Cette marche est donc un élégant et extraordinaire exercice de composition qui illustre la perfection des manœuvres que visaient les théoriciens militaires du XVIIIe siècle. Elle est à rapprocher de l’Exercice pour l’infanterie de 1755 qui publiait avec le texte règlementant les évolutions des troupes, un albums de gravures montrant les gestes du soldat et les mouvements des troupes et fournissant dans l’Instruction pour les tambours de 1754, les partitions des batteries de l’ordonnance. Nous sommes donc en présence d’un système tactique complet et même d’une véritable chorégraphie militaire puisque tous les mouvements sont réglés par des partitions de musique qui relient les mouvements des pieds avec les notes, donnent la vitesse d’exécution et décrivent les pas par des illustrations.

La Marche tactique pousse un peu plus loin la sophistication puisqu’elle complète la partition de la batterie de la Marche d’une partition pour orchestre militaire (2 hautbois, 2 clarinettes, 2 cors et 1 basson). On ne retrouve pas les instruments de l’ordonnance de 1766, mais ceux de l’orchestre des Gardes-françaises à l’instrumentarium plus riche. Il est donc probable que les orchestres régimentaires prenaient quelques libertés avec les prescription de l’ordonnance pour intégrer d’autres instruments, offrant ainsi une plus grande richesse de sonorités. La tactique se veut alors une science et les théoriciens participent à l’élaboration des Exercices pour les manœuvres de l’infanterie qui doivent permettre à l’armée française de rivaliser avec l’infanterie prussienne (elle battra d’ailleurs l’armée britannique et ses fantassins hessois à Yorktown en 1781). Les débats sur l’ordre mince et l’ordre serré, le passage de la colonne à la ligne font l’objet de savantes études qui se traduisent par des exercices sur le terrain pour expérimenter les différentes mouvements plus complexes les uns que les autres.

Yorktown, Blarenberghe, 1776

La Marche tactique se situe au cœur de ces préoccupations. La guerre de Sept Ans est la dernière campagne dans laquelle est engagé le régiment des Gardes-françaises. Il va ensuite cantonner dans ses quartiers parisiens où ses musiciens se faire apprécier de la population.

« Musique des Gardes Françaises.
Musique militaire que l’on emploie depuis peu dans plusieurs cérémonies publiques. Le colonel permet que ses soldats-musiciens exercent leurs talents dans toutes les maisons honnêtes où ils sont désirés. Dans les beaux jours de l’été la musique des Gardes donne des sérénades sur le boulevard, le peuple accourt, les équipages se pressent, et tout le monde se retire très-satisfait. Cette musique imprime au régiment une distinction qui le fait chérir. Autrefois ce régiment était comme avili par son indiscipline & sa mauvaise conduite ; aujourd’hui, il est considéré. Son colonel l’a totalement métamorphosé, & ces mêmes soldats, qui commettoient une infinité de désordres, sont devenus honnêtes & utiles. Rien n’est plus propre à attacher le soldat à son métier qu’une musique militaire. On a trop négligé parmi nous la musique militaire ; nous n’avions pas, il y a vingt cinq ans un seul trompette qui jouât juste, pas un seul tambour qui battit en mesure, pas une clarinette qui ne fût fausse. Aussi, durant les dernières guerres, les paysans de Bohème, d’Autriche & de Bavière, tous musiciens nés, ne pouvant croire que des troupes réglées eussent des instrumens si faux & si discordans, prirent tous nos vieux corps pour de nouvelles troupes qu’ils méprisèrent ; & l’on ne saurait calculer à combien de braves gens des instrumens faux & des musiciens ignares ont coûté la vie. Tant il est vrai que, dans l’appareil de la guerre, il ne faut rien négliger de ce qui frappe les sens. Et si, comme le dit l’abbé Raynal, le roi de Prusse a du quelques-uns de ses succès à la célérité de ses marches, il en doit aussi plusieurs à sa musique vraiment guerrière. »Mercier Louis-Sébastien, Tableau de Paris. Nouvelle édition corrigée &augmentée, Amsterdam, s.é., 1783, tome V, p. 207-208. Source : Patrick Péronnet, Les Enfants d’Apollon, thèse de doctorat, université Paris-Sorbonne, 2012, p. 111.

La musique du régiment de Condé lors d'une revue passée par le roi à Strasbourg, vers 1780 (détail), Musée historique de Strasbourg.

Cette apparition des orchestres militaires dans la cité préfigure le rôle qu’ils tiendront dans la 2e moitié du XIXe siècle quand les instruments et l’organisation d’Adolphe Sax auront été adoptés. La population est avide de musique et ne demande qu’à être séduite. Les autorités politiques l’ont bien compris, mais ne peuvent pas répondre correctement à cette attente. Ce qui ne les empêche pas de prendre des mesures pour améliorer les orchestres militaires.