La Marche des Ratapoils

par Thierry Bouzard

La BnF a récemment mis en ligne une sélection de chansons et de musiques autour de la Grande Guerre. Malgré le nombre de titres proposés, pas d'enregistrement de la Chanson de Craonne, forcément, elle n'avait pas encore été enregistrée, restait inconnue de l'arrière et surtout n'avait pas encore été récupérée par la propagande antimilitariste qui allait l'instrumentaliser dans l'après-guerre. Ce que l'on sait moins est que le régiment à qui l'on va attribuer l'exécution de ce chant dans les mutineries de 1917, le 129e RI, voit son chef de corps composer une Marche des Ratapoils juste à la fin de la guerre. Le contexte de la création de cette marche oubliée permet de présenter la situation du front musical à cette époque.

Historique du 129e

Le 129e RI est le régiment d'élite de la 5e DI, la « Division Mangin ». C'est un régiment « modèle » aux faits d'armes glorieux. Ses soldats sont originaires du Havre, sa ville de garnison. Futur président de la République, René Coty fut soldat de 1re classe au régiment pendant la guerre. En août 1914, le régiment compte 55 officiers et 3350 hommes. Il s'est illustré dans les combats les plus importants de 1914 et 1915 : Charleroi, Guise et la Marne, puis l'Artois. A la fin de l'année 1915, il a perdu la moitié de son effectif. En 1916, il est aux Eparges et à la reprise de Douaumont où il compte les plus lourdes pertes de la division. Le 16 avril 1917 débute la grande offensive Nivelle. Malgré des pertes considérables (40 000 morts et 90 000 blessés en 15 jours), il s'avère rapidement que la percée tant espérée est impossible. La lassitude et l'accablement gagnent toute l'armée. Commandant en chef des armées française le 25 décembre 1916, Nivelle est remplacé par Pétain le 15 mai 1917. A la tête de la 6e Armée, le Gal Mangin est aussi remplacé.
Quand éclate la révolte du 28 au 30 mai 1917, le régiment est au repos depuis plusiers mois et bénéficie d'un régime particulier (théâtre aux armées, équipes de football, suppléments de rations alimentaires). Les mutineries surprennent d'autant plus son encadrement et les états-majors. L'année précédente, les 111e, 140e, 50e et 154e RI avaient été affectés par des mouvements de mécontentement. Le 28 mai 1917, des hommes du 129e refusent de faire mouvement vers le Chemin des Dames, et l'autre régiment havrais, le 329e, refuse aussi de monter en ligne. Ils sont rejoints par des hommes du 36e RI. Les mutins annoncent qu'ils veulent marcher sur Paris. Les revendications sont similaires à celles d'unités situées dans d'autres zones de combats (« Vive la paix, 5e DI en grève, Armistice immédiat, Nous en avons assez de la guerre, nous voulons la paix, nous ne voulons plus remonter aux tranchées », avec chant de L'Internationale et drapeau rouge). Il faut noter que la Chanson de Craonne n'est jamais entendue. Tous les soldats du 129e ne participent pas aux mutineries, bon nombre s'en démarquent et même les dénoncent comme déshonorant le régiment et ternissant sa réputation.

Le 1er juin, le 129e et le 36e RI sont remplacés par le 5e RI et le 114e BCA. Trente-deux soldats du 129e sont déférés devant le conseil de guerre, vingt-deux sont jugés coupables, quatre sont condamnés à mort et fusillés le 28 juin à Rarécourt. Le rapport du Gal Guillaumat, commandant la IIe Armée, traduit l'attitude du commandement : « Le 129e avait un passé glorieux. Il en a terni l’éclat en se laissant prendre à des excitations dont l’origine ne peut être cherchée que dans les agissements de l’ennemi, et aussi aux suggestions de la lâcheté, car c’est au moment où, après un repos d’une longueur exceptionnelle, son tour était venu de relever des camarades fatigués, que le régiment a failli à son devoir. Son drapeau lui sera retiré pour être déposé au Q.G. de la IIe Armée et ne lui sera rendu que lorsqu’il aura racheté sa faute par sa vaillance. » (État-major, 3e bureau, au Q.C.A, le 29 juin 1917. SHAT, Série 19 N carton 305). En réalité, les enquêtes ne permettent pas de déceler des menées ennemies, pas plus qu'une influence politique française ou étrangère. Le glorieux drapeau du régiment lui est retiré le 30 juin. Il lui sera rendu le 3 septembre. Au printemps 1918, le régiment est à l'extrême pointe de l'offensive allemande à la bataille du Matz, près de Soissons, avec des pertes terribles. Lorsque sonne l'armistice, le régiment aura perdu plus de 2000 hommes.

Colonel Weiller

Le Colonel Weiller prend le commandement du 129e le 10 septembre 1917. C'est lui qui utilise le terme de « Ratapoils » pour distinguer ses soldats. C'est aussi lui qui compose la Marche des Ratapoils. Il fait éditer la partition et probablement distribuer à tout le régiment. Avec 20 pages, le format est inhabituel. En effet, le colonel a voulu publier avec la musique, les 26 citations obtenues par son unité au cours de la Grande Guerre. Ce document a donc pour objectif de réhabiliter le régiment. S'inscrivant dans cette démarche, l'historique régimentaire que signe le colonel en 1919 ne mentionne pas les mutineries de 1917 (Historique du 129e régiment d'infanterie, Le Havre, 1920, 77 pages).

Une Partition de la Marche du 129e RI, 1re page partition Marche des Ratapoils
Pochette 30cm Garde républicaine

Le chant et la marche, composés sur une initiative du chef de corps, font de cette composition un outil d’expression destiné à montrer à l’armée, ainsi qu’à la population havraise dont le régiment est issu et à travers elle à toute l’opinion publique, que le régiment a surmonté l’humiliation de juin 1917 et qu’il est toujours digne de la confiance de ses pairs et du pays. Au début des années 1960, la Garde Républicaine réalise le premier enregistrement de la Marche du 129e RI (Marches militaires françaises, Musique de la Garde républicaine, dir. François-Julien Brun, 30 cm, Columbia, FCX 714, s.d.). C’est la marche qui est enregistrée et non les paroles, trop anecdotiques, néanmoins cette initiative peut apparaître comme une réponse militaire à l’enregistrement de la Chanson de Craonne. D’autre part, la proximité des deux enregistrements conjuguée au retentissement historique des mutineries montre que la musique et la chanson jouent un rôle jusqu’ici sous-estimé dans le contrôle de l’opinion publique.

La Chanson de Craonne est enregistrée une première fois en 1952 par Eric Amado pour les éditions Le Chant du monde avec Odessa valse (78 tours PM1 025, 1952), une chanson faisant référence aux mutineries de 1919 survenues dans la Flotte française envoyée en mer Noire pour soutenir les armées blanches. Comme en témoigne cette chanson, les mutineries sont exploitées par le Parti communiste en métropole. Le rapprochement des deux titres en pleine guerre d'Indochine et alors que la Légion commercialisait ses premiers enregistrements de chants traduit une volonté politique (Contre les Viets). Le Chant du monde passe sous le contrôle du PCF juste après la 2e GM. Authentique chanson des tranchées, la Chanson de Craonne sort de la confidentialité pour être politiquement instrumentalisée, l’enregistrement lui conférant une audience qu’elle n’avait pas à l’origine au point qu’elle est devenue une des trois plus célèbres chansons du conflit (voir ICI). Contrairement aux deux autres (Quand Madelon et Vive le pinard), elle n’est jamais publiée dans les recueils militaires. Ainsi, même si elle a bien été chantée par les soldats, son instrumentalisation politique l'empêche d'être intégrée à leur répertoire.
Le Colonel Weiller ne connait probablement pas la Chanson de Craonne quand il compose sa Marche des Ratapoils, pas plus que ceux qui diffusent le répertoire antimilitariste n'ont connaissance de cette marche. Il n'empêche que les deux compositions dessinent bien un front musical apparu à la fin de la Grande Guerre et toujours présent au début des années 1960 quand la Marche est enregistrée par François-Julien Brun, chef de la musique de la Garde républicaine (1945-1969).
La partition de la Marche des Ratapoils est publiée avec des paroles du sergent-major Charpentier et du sergent Gracieux (de la troupe de théâtre du 129e). Trop anecdotiques, elles n'ont jamais été enregistrées.

Du clairon, soudain l’on entend le son ; Allons, au pas vivement,
Car c’est la Marche du régiment,
Tous, le front haut les gars !
Et montrons à qui ne le sait pas
Que bien qu’il soit vanné,
Un Ratapoil peut toujours crâner,
Le sac est lourd ?
Va toujours, nous avons faim,
Eh bien ! Tant pis les enfants,
« Et avec le sourire, En avant ! »
Nous ne sommes pas de ceux qui geignent,
L’âme est de fer chez un Ratapoil;
Aussi comme les Boches nous craignent,
Quand ils nous ont sur le poil.
Ils ont vu dans Neuville
Comment nous nous battons
Ils ont reçu la pile
Dans le fort de Douaumont,
Ainsi qu’au bois Sabot
Et puis à Besonvaux
Dans le Bois des Caurrières
Comme à Monchy-Humières,
Partout ils reculèrent
Devant la vigueur de nos assauts.

1. Au cent vingt-neuf, on n’a pas les pieds plats ;
La terre n’a pas connu de troupes plus légères
Les lourdauds sont dans les trains d’ combat,
Mais les vrais militaires
Au bruit de cent tonnerres
Marchent dans les éclats.
Tous gars Bretons, Normands et de Paris
Le cidre ! Les réunit (pourvu qu’il soit anhydre)
Mais le pinard est aussi leur ami
Sans pour ça qu’on s’enivre
Car il leur aide à vivre
Et porter le fourbi.

Refrain Dans la tourmente
Méprisant l’épouvante
Tandis qu’il chante,
Le Ratapoil montre du poil.
Riant d’ la bombe
Et de l’obus qui tombe
Battant sous le torse qu’il bombe
Son cœur dit « On les aura » !

2. Les autres régiments ne bouffent que du bœuf
Nature,
Au cent vingt-neuf on a des confitures
Si les Ratapoils désir’nt du rata;
Ou du pâté de hure
Ils en ont sans murmure
Ni desiderata
De tous côtés ce sont des clameurs admiratives
Pour nos amis de la coopérative
Notre coopé d’un seul coup balaya
Le mercanti cynique
Coup d’ balai en musique
Car Coopé il y a.

3. Quand on chassa du Fort de Douaumont Les Boches,
Personne n’avait les mains dans les poches ;
Les Ratapoils poursuivent le Teuton
Pour le mettre à la broche,
Sans peur et sans reproche,
Prirent la position
Sapeurs, pionniers, mitrailleurs et colombophiles,
L’ régiment et son brave colon, beaux filent,
« Ce n’est pas rien » dit Flambeau, cette fois,
C’est l’Unité Neuville
Dont les fanions déflent
Plus fêtés que des rois.

4. Puis on voulut que notre régiment
Déloge
Les Allemands de la ferme des Loges
Le mitrailleur qui fit un tir fauchant
Sur ces voleurs d’horloges
Mérite des éloges
Pour l’engrais de nos champs
Les Boches, jaloux, furieux comme des fous,
Ragèrent
Quand l’ Cent-vingt-neuf reçu la fourragère,
Car les macchabes qu’on leur a fabriqués
Sont plus nombreux qu’on pense
Et notre récompense
C’est la mèche à briquet.

5. Le Cent-vingt-neuf à la Bérézina
Naguère
Quand Dupanloup fit passer la rivière
Musique en tête au complet défila
Devant la cantinière,
Et sut si bien lui plaire,
Que chacun l’embrassa.
Bourgeois, bambins, venez les voir passer ;
Pucelles,
Apparaissez, vous en verrez de belles !
Les Ratapoils ne sont pas des manchots
A qui connaît leur zèle :
L’amour donne des ailes
Et fait attraper chaud.

Dernier refrain Cité havraise
Que ton âme française
Tressaille d’aise
Aux plis si beaux de ton drapeau
Tu peux y lire
La gloire qu’inscrivirent
Et « Toujours avec le sourire,
En avant », tes braves enfants.

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