La chanson de Lorette versus Craonne

par Thierry Bouzard, docteur en histoire

Depuis les travaux de Guy Marival (La Chanson de Craonne, enquête sur une chanson mythique, éd. Regain de culture, 2014, 22 pages), on sait dans quelle mesure la Chanson de Craonne relève du mythe. En effet, elle a pour origine d'autres chansons dont la plus ancienne remonte aux combats de Lorette. Cette chanson montre comment la mémoire populaire peut être instrumentalisée dans une subtile réécriture de l'histoire.

Livre Marival La Chanson de Craonne

Moyen d'expression et donc de communication, la chanson peut s'inscrire dans la mémoire collective au point d'être identifiée à une période ou un événement, alors même que la greffe est artificielle. La distinction est rarement faite entre chanson sur la 1re Guerre Mondiale et chanson de soldat. De plus, la confusion entre les répertoires effectivement chantés à l’époque et la représentation que l’on peut s’en faire un siècle plus tard est entretenue par les enregistrements postérieurs. Un cas emblématique est celui de la Chanson de Craonne.

La version d'origine de la chanson

Marival en a mis à jour environ une trentaine de versions présentées sur ce site. La version originelle est d’abord apparue lors des combats de Lorette entre octobre 1914 et octobre 1915, sous le nom de Chanson de Lorette. Elle évolue ensuite pour s’adapter aux combats de Champagne au cours de l’automne 1915, puis à ceux de Verdun en 1916. Le contrôle postal relève en août 1917 une chanson sous le titre Les Sacrifiés de Craonne, première mention du lieu dans le titre (les dernières mutineries ont lieu en avril-mai 1917).

« Les textes apportent la preuve irréfutable que la chanson, et même ses couplets les plus contestataires, teintés de lutte des classes et d’antimilitarisme, sont de plusieurs mois, antérieurs aux mutineries du printemps 1917. De même, ne tient plus l’hypothèse d’un troisième couplet ajouté après la crise du printemps 17, qui évoquerait l’ombre des mutineries et où la dénonciation des embusqués serait, après les apaisements de l’Union sacrée, le prélude à une reprise de la guerre sociale. Dès sa création, dès 1915-1916, La Chanson de Lorette est l’exutoire de la lassitude et d’une certaine révolte des combattants. » Guy, Marival, « La Chanson de Craonne, de la chanson palimpseste à la chanson manifeste », dans Nicolas Offenstadt (dir.), Le Chemin des dames, de l’événement à la mémoire, Stock, Paris, 2004, pp. 350-359

Gazette des Ardennes du 24 juin 1917

Les paroles de la Chanson de Craonne sont publiées une première fois le 24 juin 1917 dans la Gazette des Ardennes, une publication française en territoire occupé par les Allemands. Elle est présentée comme « trouvée sur des prisonniers français le 20/08/1917 ». Elle cotoye d'autres chansons défaitistes (La Grève des mères, Ces braves Civ'lots, …). Ce regroupement n'a rien du hasard, ces chansons visent clairement à démoraliser le soldats français. Son exploitation dans l'après-guerre s'inscrit donc dans la continuité de l'objectif de l'ennemi.

La légende de la Chanson de Craonne prend naissance dans la publication faite en 1919 par Paul-Vaillant Couturier, ancien combattant, journalise à L'Humanité et député communiste. Il en publie pour la première fois les paroles sous le titre de Chanson de Lorette (Raymond Lefebvre et Paul-Vaillant Couturier, La Guerre des soldats, éd. Flammarion, préface d’Henri Barbusse, 1919, p. 143-150). Elle est ensuite reprise par l'écrivain anarchiste Henry Poulaille dans un roman (Pain de soldat : 1914-1917, Grasset, 1937, 496 pages).

Contrairement à ce que certains racontent encore, la chanson n’est jamais interprétée lors des mutineries de 1917, les rapports mentionnant surtout L’Internationale. Inconnue du commandement, elle n'a donc jamais été interdite, pas plus qu'une prime n'a été offerte pour la dénonciation de son auteur. Ces affirmations infondées ont été utilisées pour lui donner une signification politique et construire son mythe, l'objectif étant d'en faire une chanson antimilitariste. Elle est ainsi rattachée aux mutineries de 1917 et à la Révolution russe de février, accentuant sa signication politique.

La Chanson de Craonne est enregistrée une première fois en 1952 par Eric Amado avec Odessa valse (78 tours Le Chant du monde, PM 1025), une chanson faisant référence aux mutineries de 1919 apparues dans la Flotte venue apporter un soutien aux armées russes blanches en mer Noire. En 1952, cet enregistrement est diffusé pour soutenir la campagne antimilitariste lancée par le PCF à travers le Mouvement pour la paix. Il fait écho aux premiers enregistrements de chants légionnaires en 1950, dont Contre les Viets. L'éditeur Chant du monde est sous le contrôle du Parti communiste.

La chanson sort des milieux pacifistes quand elle est publiée en 1961 (Pierre Barbier & France Vernillat, Histoire de France par les chansons, tome 8, La IIIe République de 1871 à 1918, Gallimard, 1961, pp. 233-234) et enregistrée en 1962 dans le coffret de disques qui accompagne la collection de livres sur l’Histoire de France en chansons (La Chanson de Craonne, Eric Amado, 30 cm, Le Chant du monde, LDX 74464, 1962). D'autres chansonniers vont la reprendre (Marc Ogeret, Maxime le Forestier, Mouloudji, …) et le cinéma avec Un Long dimanche de fiançailles en 2004 consolident le mythe.
Authentique chanson des tranchées, elle sort de la confidentialité pour être politiquement instrumentalisée, l’enregistrement lui conférant une audience qu’elle n’avait pas à l’origine au point qu’elle est considérée comme une des trois plus célèbres chansons du conflit. Contrairement aux deux autres (Quand Madelon et Vive le pinard), elle n’est évidemment jamais publiée dans les recueils militaires.

L’histoire de cette chanson et celle de son introduction dans la mémoire collective illustre la difficulté à percevoir la réalité d’un répertoire oral. L'abondante documentation sur la Grande Guerre avec les journaux des tranchées, les cahiers de chansons des poilus, le courrier et sa censure ont permis de révéler la supercherie qui, sinon, aurait eu toutes les chances de devenir la vérité officielle.

La Chanson de Craonne semble avoir eu un écho dans le répertoire militaire avec La Marche des ratapoils (Marche des Ratapoils, musique du colonel Weiller, s.l.n.d. collection de l’auteur) est composée pour le 129e RI, un des régiments qui se mutinent en mai 1917. Après l’échec de l’offensive Nivelle qui devait amener la défaite des troupes de Triplice et devant les pertes aussi considérables qu’inutiles, le désespoir gagne les soldats de première ligne. Au début des années 1960, la Garde Républicaine réalise le premier enregistrement de la Marche du 129e RI (Marches militaires françaises, Musique de la Garde républicaine, dir. François-Julien Brun, 30 cm, Columbia, FCX 714, s.d.). Cette initiative peut apparaître comme une réponse militaire à l’enregistrement de la Chanson de Craonne. D’autre part, la proximité des deux enregistrements conjuguée au retentissement historique des mutineries montre que la musique et la chanson exercent une influence, jusqu’ici sous-estimée, sur l’opinion publique.


La chanson ne figure dans aucun recueil militaire. Non pas qu'elle ne soit pas connue, mais du fait de son instrumentalisation politique. Ainsi le premier enregistrement militaire de la Chanson de Lorette est réalisé par la promotion Nungesser de l'EMIA (2014-2016).

Version chantée par la promotion Nungesser.

1. Nous voilà partis avec sac au dos
On peut dire adieu au repos
Car pour nous la vie est dure
C’est terrible, je vous l’assure
A Lorette là-haut, on va nous descendre
Sans même pouvoir se défendre
Car si nous avons de très bons canons
Les Boches répondent de leurs sons
Forcé de se taire, là dans la tranchée
Attendant l’obus qui viendra nous tuer.

Refrain : Adieu la vie, adieu l'amour,
Adieu toutes les femmes
C'est pas fini, c'est pour toujours
De cette guerre infâme
C'est à Verdun, au fort de Vaux
Qu'on a risqué sa peau
Nous étions tous condamnés
Nous étions sacrifiés.

2. C’est malheureux de voir sur les grands boulevards
Tant de gros qui font la foire
Si pour eux, la vie est rose
Pour nous c’est pas la même chose.
Au lieu de se cacher, tous ces embusqués
Feraient mieux de monter aux tranchées
Pour défendre leurs biens car nous n’avons rien
Nous autres pauvres purotins.
Tous nos compagnons sont étendus là
Pour défendre les biens de ces richards-là.

3. Quand on est au créneau, ce n'est pas un fricot,
D'être à quatre mètres des Pruscos.
En ce moment la pluie fait rage,
Si l'on se montre c'est un carnage.
Tous nos officiers sont dans leurs abris
En train de faire des chichis,
Et ils s'en foutent pas mal si en avant d'eux
Il y a de pauvres malheureux.
Tous ces messieurs-là encaissent le pognon
Et nous pauvres troufions, nous n'avons que cinq ronds.

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