La Marche tactique du chevalier de Lirou

Thierry Bouzard, Docteur en histoire

Cette composition est le reflet de son époque, celle de la première règlementation des orchestres militaires en 1766. Elle illustre les compétences militaires et musicales des officiers de l'armée royale et tout spécialement celles des mousquetaires de la Maison du Roi. Les mousquetaires forment deux compagnies de jeunes soldats destinés à devenir officiers après avoir donné la preuve de leurs compétences et de leur efficacité dans la garde royale. Ardents et cultivés, ils ont toujours entretenu un répertoire musical qui leur est propre et auquel de grands compositeurs ont contribué (Lully, Philidor, Rousseau…), mais qu’ils ont aussi eux-mêmes enrichi ainsi que le démontre cette composition.

La Marche tactique fut jouée jusqu’à la Révolution, pour être ensuite oubliée. Léonce Chomel l'harmonise dans son manuscrit en 1910. On dit que Louis XV l’appréciait particulièrement. Effectivement, elle est la plus célèbre des marches militaires françaises du XVIIIe siècle. Comme l’indique son nom, cette marche a été composée dans un but tactique, il s’agissait d’exercer les troupes aux différents pas. La tactique se veut alors une science et les théoriciens participent à l’élaboration des Exercices pour les manœuvres de l’infanterie qui doivent permettre à l’armée française de rivaliser avec l’infanterie prussienne (l’armée française battra l’armée britannique et ses fantassins hessois à Yorktown en 1781). Les débats sur l’ordre mince et l’ordre serré, le passage de la colonne à la ligne font l’objet de savantes études qui se traduisent par des exercices sur le terrain pour expérimenter les différentes mouvements plus complexes les uns que les autres. La Marche tactique se situe au cœur de ces préoccupations.

Revue de la Plaine des Sablons

Les mouvements des soldats étaient minutieusement réglementés depuis l'ordonnance de 1755. Celle de 1764 distingue trois sortes de marches et quatre sortes de pas en ligne droite :

« On distinguera trois ſortes de marches, celle que le ſoldat fait devant lui en ligne droite, celle qui ſe fait en ligne oblique, & la marche de converſion qui ſe fait en ligne circulaire. La marche devant ſoi, en ligne droite, ſe fera par quatre ſortes de pas, le petit pas, le pas ordinaire, le pas redoublé & le pas de route. »Exercice pour les manœuvres de l'infanterie de 1764, page 73.

La marche est composée en 1767 par Jean-François Espic, chevalier de Lirou (1740-1806), officier à la 2e compagnie des mousquetaires du roi. Elle est exécutée la même année lors d'une revue en présence du roi sur la plaine des Sablons (actuellement un quartier de Neuilly), terrain de manœuvres ordinaire des soldats de la garnison de Paris. Alexandre Choron, qui avait personnellement connu le mousquetaire-compositeur, relate l'événement dans son Dictionnaire historique des musiciens, tome 1, Paris, 1810, p. 423.

Dictionnaire historique des musiciens, Choron

La particularité de cette marche est qu’elle a été composée spécialement pour l’entrainement des troupes. Elle reprend l’Exercice pour l'infanterie de 1755 dont la batterie La marche, aussi appelée Aux champs, sert d’ouverture, comme l’explique le chevalier de Lirou dans sa présentation :

« Cette marche tactique est calquée sur l’ordonnance des marches donnée à toute l’infanterie de France en 1754 et s’accorde parfaitement avec la batterie indiquée par les tambours par cette ordonnance. Elle est composée sur la mesure du pas cadencé et peut servir en même temps au pas emboîté, au pas de route et au pas redoublé en accélérant plus ou moins le mouvement. Elle contient trente mesures ce qui fait en tout avec les deux reprises cent vingt pas ou soixante toises, mesure ordinaire du carré des manœuvres d’un bataillon. Elle commence en levant, ce qui donne un demi temps pour lever le pied gauche, chose indispensable pour être certain de le poser toujours avec précision sur le premier temps de la mesure. »

Le chevalier de Lirou

Cette marche est donc un extraordinaire exercice d'ordre serré qui illustre la perfection des manœuvres que visaient les théoriciens militaires du XVIIIe siècle. Elle est à rapprocher de l’Exercice pour l’infanterie de 1755 qui publiait avec le texte réglementant les évolutions des troupes, un albums de gravures montrant les gestes du soldat et les mouvements des troupes et fournissant dans l’Instruction pour les tambours de 1754, les partitions des batteries de l’ordonnance. Nous sommes donc en présence d’un système tactique complet et même d’une véritable chorégraphie militaire puisque tous les mouvements sont réglés par des partitions de musique qui relient les mouvements des pieds avec les notes, donnent la vitesse d’exécution et décrivent les pas par des illustrations.

Gravure du Pas de 1755

La Marche tactique pousse encore plus loin la sophistication puisqu’elle complète la partition de la batterie de La marche d’une partition pour orchestre militaire (2 hautbois, 2 clarinettes, 2 cors et 1 basson). En effet, nous sommes en 1767 et l’ordonnance du 19 avril 1766 vient de permettre la création de musiques militaires dans les régiments de l’infanterie royale. Sous la Révolution, seront composées quantités de Pas de manœuvre et autres Pas redoublés, manifestement dans le but d’entraîner les soldats et sans que l’on sache s’ils furent effectivement utilisés dans les manœuvres, mais aucun ne pousse le souci du détail aussi loin que cette composition des mousquetaires. Le chevalier de Lirou est donc à l’avant-garde de la tactique en composant cette marche magnifique dont il faut bien se souvenir de la fonction originelle : entrainer les troupes au combat.

La Marche tactique est composée dix ans avant la guerre d'indépendance des Etats-Unis qui verra la France s'engager dans le conflit et vaincre sa rivale séculaire, l'Angleterre. L'armée britannique était renforcée par un contingent de 30.000 soldats hessois formés au drill prussien. L'armée royale prenait donc sa revanche sur sa défaite lors de la guerre de Sept ans, avec de la musique de qualité.

Enregistrement par la Musique principale des troupes de marine dirigée par le capitaine Jean Avignon (Marches historiques n° 1, 30 cm Decca, 153.824)

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